Les hommes ont une prédisposition innée à désirer les femmes et les femmes se sont toujours complu dans ce regard parce qu'il préparait leur fécondation.
J’ai finalement réussi à terminer, non sans peine, Reflets dans un oeil d’homme. Il s’agit d’un essai dans lequel Nancy Huston théorise sa vision des relations homme-femme en brandissant l’évolution et la biologie comme grandes vérités qui sous-tendent nos comportements. Selon l’auteure, la coquetterie féminine est née de l’impératif de reproduction. Par conséquent, tout se passe dans le regard : celui, à sens unique, de l’homme désirant sur la femme désirée. Comme les sciences «dures» sont censées présenter des faits, il est facile d’entourer d’une aura d’autorité les arguments dits scientifiques. Ayant toutefois tendance à trouver suspects les appels à la nature pour expliquer les différences comportementales entre les sexes, j’ai décidé d’aller voir là où Huston prétend trouver ses réponses, c’est à dire, du côté de l’évolution.
Nancy Huston le dit et le répète : les comportements homme-femme ne sont pas symétriques. Fort bien. Elle soutient qu’en termes d’évolution humaine, l’homme, pour être certain de transmettre ses gènes, doit répandre sa semence le plus largement possible, dans le plus grand nombre possible de corps de femelles jeunes et bien portantes. La femme, de son côté, n’a pas intérêt à s’accoupler avec n’importe qui, car son implication dans la reproduction est considérablement plus lourde et plus longue que celle du mâle. Elle choisira donc ses partenaires avec discernement, préférant un mâle qui sera en mesure de la protéger physiquement et de rester auprès d’elle et de leurs enfants de nombreuses années. Cela expliquerait l’idée répandue selon laquelle les femmes valoriseraient plutôt l’amour et les hommes, la baise.
Là-dessus, certains spécialistes de la psychologie évolutionniste pourraient donner raison à Nancy Huston. Les femmes et les hommes ont subi des pressions différentes quant à l’accouplement et la sexualité : pendant des millions d’années, les femmes ont dû s’adapter aux défis de la grossesse et de l’allaitement, deux efforts coûteux en temps et en énergie. Les hommes, pour leur part, ont eu à composer avec le fait de ne pas savoir s’ils étaient le père biologique de leur progéniture et conséquemment avec le risque d’attention parentale mal dirigée. Ils seraient donc enclins à avoir recours à des stratégies d’accouplement à court terme.
Mais Huston omet de dire deux choses. La première, c’est que pour avoir des rejetons qui survivent jusqu’à l’âge adulte, les deux sexes – et pas seulement les femmes – ont intérêt à chercher des partenaires susceptibles de s’engager pour de longues périodes. Il est important de souligner qu’au cours de l’évolution humaine, seulement une minorité d’hommes ayant du pouvoir avaient accès à une grande variété de partenaires. Par conséquent, pour tous les autres hommes moins privilégiés, l’investissement à long terme dans une relation constituait le moyen le plus accessible d’assurer la pérennité de leurs rejetons. Dans leur théorie psychologique de l’évolution de l’accouplement, Pedersen et al (2010) soutiennent que les humains ont évolué pour être des partenaires de longue durée.
La deuxième chose que l’auteure ne dit pas, c’est que comme les hommes, les femmes ont pratiqué l’accouplement à court terme dans toute l’histoire de l’évolution humaine. En effet, sans femmes consentantes, l’accouplement hétérosexuel à court terme serait mathématiquement impossible. Chaque fois qu’un homme copule avec une femme pour la première fois, cette dernière s’accouple aussi forcément avec un nouveau partenaire. Si l’homme a eu intérêt à féconder le plus grand nombre de femmes possible pour assurer la transmission de ses gènes, la femme aurait aussi tiré profit du fait d’avoir plusieurs partenaires à certains moments de sa vie. Outre la satisfaction sexuelle, l’accès à plus de ressources, la recherche d’un partenaire plus fertile ou ayant de meilleurs gènes et la clarification des préférences quant au choix d’un compagnon à plus long terme auraient fait partie de ces avantages.
Heidi Greiling et David M. Buss reconnaissent l’existence d’un biais dans les recherches en psychologie évolutionniste : la plupart d’entre elles mettent l’accent sur l’accouplement à court terme des hommes. L’accouplement non monogame des femmes demeure souvent la variable inconnue de la psychologie évolutionniste. Est-ce parce que les bénéfices pour les femmes seraient moins évidents et moins directs que pour les hommes? Parce que la plupart des chercheurs et des théoriciens sont des hommes? Ou encore parce que le sujet est tabou?
Si Nancy Huston simplifie la psychologie évolutionniste pour servir son propos, elle ose également contredire la neuroscience : «l’idée de la plasticité humaine est devenue dogme.» Or, la plasticité du cerveau n’est ni une idée, ni un dogme, mais une réalité. Le cerveau est un organe malléable qui change tout au long de la vie. Kate Shaw Yoshida affirme que cette plasticité est l’une des nombreuses raisons pour lesquelles il est extrêmement difficile de déterminer s’il existe des différences innées quantifiables entre les cerveaux des hommes et des femmes. Les différences dans la structure ou le fonctionnement du cerveau n’indiquent pas nécessairement que les écarts entre les sexes sont basés sur nos gènes ou notre histoire évolutive.
La psychologie évolutionniste peut facilement être récupérée pour justifier un retour à un certain «ordre naturel» dans les relations entre les sexes ou pour ostraciser les homosexuels. À cet égard, Nancy Huston s’en donne à coeur joie : «Bien plus qu’ils ne l’imaginent, les libertins et les queers ressemblent aux moines et aux bonne sœurs : tous ces anti-breeders (opposants de l’engendrement) s’évertuent à contrer la biologie, à faire un pied de nez à la programmation génétique. Pas de problème. Ils peuvent s’amuser comme ils veulent, que ce soit par l’abstinence ou le fist fucking; l’espèce s’en moque car ceux qui la narguent disparaissent sans laisser de trace.» La satisfaction à peine dissimulée de l’auteure à l’idée que les gens qui dérogent à la norme reproductive hétérosexuelle puissent être «punis par l’espèce» me trouble. Difficile de ne pas voir là un jupon conservateur qui dépasse.
Mona Chollet formule l’objection suivante :
Que faire des exceptions ? (…) des hommes qui sont fidèles par goût ? Des femmes qui ne le sont pas ? De celles qui s’intéressent au sexe et pas seulement à l’amour et à l’intimité (…) ? De celles qui tombent amoureuses d’un pauvre, ou d’un mauvais garçon peu susceptible de faire un compagnon fiable ? De ceux qui tombent amoureux d’une femme plus toute jeune, ou pas très belle ? De celles qui se fichent de la façon dont elles sont habillées et de ceux qui sont coquets ? Que faire des homosexuels, dont les stratégies amoureuses ne peuvent pas être soupçonnées d’être sous-tendues par le souci de la reproduction ?
Si la sexualité reproductive de l’humain est soumise à l’évolution, on ne peut pas affirmer qu’il en va de même pour toutes ses déclinaisons non reproductives. La sexualité humaine est trop variée et trop complexe pour qu’on puisse la comprendre à la lumière de la psychologie évolutionniste. Alexis Jenni souligne que pour les humains, «absolument n’importe quoi peut être objet de désir, sans aucun avantage évolutif que ce soit.» Pedersen et al se demandent si les stratégies d’accouplement à court terme sont le résultat de l’évolution, et suggèrent au contraire que celles-ci sont non-adaptatives. Par conséquent, ils admettent que relativement peu de différences entre les sexes, en ce qui a trait aux relations de courte durée, seraient le produit de l’évolution humaine.
Dans son essai, Huston a recours à une fausse dichotomie en opposant ce qu’elle appelle la «rage féministe» et la science : la première, idéologique, serait dans le déni de la seconde, porteuse de vérité. L’auteure se targue ainsi d’être du côté de la science. Pourtant, sa démarche n’a rien de scientifique et relève plutôt de l’imposture. Elle sélectionne certaines hypothèses de la psychologie évolutionniste qu’elle présente comme des faits tout en passant sous silence celles qui sont contraires à sa position idéologique. Même en admettant que toutes ces hypothèses soient vraies, quelle serait leur portée réelle si on les faisait interagir avec la multitude de facteurs d’ordre culturel qui conditionnent nos comportements? Au delà des clichés, la sexualité humaine est une histoire compliquée, n’en déplaise à Nancy Huston.