— Joan Holloway : Tu parles de prostitution.
— Pete Campbell : Je parle de business de très haut niveau. Est-ce que tu considères Cléopâtre comme une prostituée?
— Joan Holloway : Où es-tu allé chercher ça?
— Pete Campbell : C’était une reine. Qu’est-ce qu’il faudrait pour te faire reine?
Pour une femme sur le marché du travail vers la fin des années 60, Joan Holloway jouit d’une position enviable. Ses rapports avec ses supérieurs masculins ont toujours été harmonieux, bien plus qu’avec ses subordonnées féminines qui la trouvent parfois impitoyable. Joan a su se rendre indispensable grâce à sa capacité de résoudre les petits et les grands problèmes de la firme de publicité Sterling Cooper Draper Pryce. Pour faire passer ses décisions et tirer son épingle du jeu dans une monde d’hommes, Joan utilise des tactiques de la féminité conventionnelle. Son déhanchement, sa façon d’adoucir sa voix dans les situations délicates, l’air ingénu qu’elle prend quand elle veut que son interlocuteur se sente important : tout dans son attitude est séduction. D’abord secrétaire, puis, gérante de bureau, son excellent travail lui vaudra ensuite d’être promue directrice des opérations, sans compensation financière.
Dans l’épisode 11 de la cinquième saison de la série Mad Men, Holloway se trouve face à un choix déchirant : son collègue Pete Campbell lui annonce que la compagnie pour laquelle elle a tout sacrifié depuis 13 ans pourrait obtenir un gros contrat avec Jaguar. Un important représentant de la prestigieuse marque de voitures a en effet laissé entendre qu’il n’hésiterait pas à favoriser la candidature de la firme si Joan acceptait de passer une nuit avec lui. Dégoûtée, elle envoie d’abord promener Pete, mais finit par accepter à ses propres conditions : un partenariat à 5 % dans la compagnie. Connaissant les règles du jeu, Joan a préféré tirer profit de la situation plutôt qu’attendre une augmentation de salaire qui ne viendrait peut-être jamais. Pour cette mère monoparentale, il s’agit là d’une façon de s’assurer une vie confortable. C’est de cette manière que Joan deviendra la première femme à être partenaire de Sterling Cooper Draper Pryce.
Joan Holloway personnifie à merveille ce qu’on appelle le compromis patriarcal. Selon Lisa Wade, un compromis patriarcal (patriarchal bargain en anglais) est la décision d’accepter des règles de genre qui désavantagent les femmes en échange d’un bénéfice qu’on peut tirer du système patriarcal. Il s’agit d’une stratégie individuelle qui sert à manipuler le système à son avantage, mais qui laisse ce dernier intact. Dans la vie de tous les jours, nous acceptons ce genre de compromis à différents degrés et contribuons ainsi à solidifier les normes du système.
Les reines de la pop comme Miley Cyrus, Beyonce et Lady Gaga se prêtent également à ce jeu : pour se hisser au sommet d’une industrie aussi capitaliste que machiste, elles marchandisent leur sexualité, chose que leurs homologues masculins n’ont pas à faire. Toutes ces actrices, animatrices et autres trices qui passent sous le bistouri acceptent aussi ce compromis afin de rester visibles dans un milieu où la compétition est féroce. Et que dire de nous toutes qui nous maquillons avant de sortir de la maison : ne contribuons-nous pas, nous aussi, à renforcer l’idée selon laquelle le corps féminin est inadéquat au naturel?
Wade reconnaît que les femmes ne sont pas complètement dupes du système et qu’elles sont maîtres de leur destinée. Elle affirme par contre, que leurs choix individuels sont faits à l’intérieur d’un système. C’est ce système qui établit les pour et les contre, qui punit et récompense ceux et celles qui décident – ou pas – de s’y conformer. Et nous savons que le fait de ne pas se plier aux normes peut parfois entraîner des conséquences douloureuses. If you can’t beat them, join them, dit-on. En effet, pourquoi se battre contre un système d’une telle envergure quand on peut simplement en accepter les règles pour en tirer profit et même un certain plaisir?
Entrer dans le moule de la féminité ou se servir de ses attributs physiques pour arriver à ses fins sont évidemment des choix. Faudrait-il en avoir honte? Devrions-nous contrôler les comportements de celles qui, à nos yeux, vont trop loin dans le compromis patriarcal? Allons-nous condamner Joan Holloway? Bien sûr que non. Mais considérer ces choix comme émancipateurs pour les femmes en tant que groupe serait une erreur.
Dans toutes les révolutions, et le féminisme n’est pas en reste, deux notions s’opposent : celle de choix individuel et celle de choix collectif. La troisième vague du féminisme, plus éclatée que la seconde, valorise les choix personnels. Elle est le miroir de notre époque. L’idée d’empowerment revient souvent dans les débats. Par conséquent, tout ce qui donne du pouvoir à une femme pourrait être considéré comme féministe. Dans ce contexte, la critique des choix individuels est souvent mal perçue, car cela revient à douter du libre arbitre des femmes, les plaçant ainsi dans une position de faiblesse. Le problème, c’est que la somme de tous ces choix personnels peut finir par nuire aux femmes en général. Plus nous voyons de femmes objectifier leur corps, plus nous considérons que cela est normal. Plus nous tentons de nous conformer aux normes de la féminité, plus nous incitons tacitement les autres femmes à faire de même et plus ces normes peuvent devenir strictes.
À force de s’occuper de notre physique, il devient difficile de se définir autrement que par lui. Comment savoir qui nous sommes réellement si nous refusons de nous placer en retrait d’un système qui façonne notre perception de soi? Si nous ne remettons jamais en question ses règles? Nous qui les avons intériorisées au point de croire que nous nous épilons et faisons des régimes que pour nous-mêmes!
Voilà en quoi le féminisme a échoué jusqu’à maintenant. En dépit de tous les gains obtenus par les femmes, la majorité d’entre nous ne sommes pas prêtes à complètement renoncer à ce compromis patriarcal. Ce compromis qui nous permet de nous sentir dignes d’intérêt, à l’intérieur d’un système qui exerce sur chacune d’entre nous une pression inouïe. Il nous est difficile de sacrifier une petite parcelle de pouvoir pour un combat plus grand que soi et dont nous ne verrons peut-être jamais les résultats. Il est vrai que les femmes se démarquent de plus en plus pour des qualités qui ne sont pas traditionnellement associées à la féminité. Il est vrai aussi que certaines femmes refusent de se conformer aux normes de genre. Mais il n’en demeure pas moins que ces normes sont sans cesse renforcées, célébrées.
Si le personnage de Joan Holloway fascine autant les femmes de ma génération, c’est qu’il représente une forme de pouvoir que nous valorisons encore aujourd’hui, parfois même malgré nous. Holloway entre en conflit avec mon féminisme, mais elle me touche : elle illustre un compromis auquel je participe.