Nous sommes en 1963. Dans la scène d’ouverture de Bye Bye Birdie, une jeune Ann Margret s’élance devant la caméra en entonnant la chanson thème du film. Sa voix est stridente et elle chante faux, mais cela fait sans doute partie d’un charme ingénu très prisé à l’époque. L’actrice soulève les côtés de sa robe, sautille, feint la tristesse à la manière d’un enfant et se penche en laissant entrevoir son décolleté. Dans l’épisode 2 de la troisième saison de Mad Men, la publicitaire Peggy Olson n’est pas chaude à l’idée de concevoir une réplique identique de cette scène, malgré la demande des représentants de «Patio», une compagnie de cola diète. Après s’être fait traiter de prude par ses collègues masculins, elle tente de convaincre son patron, Don Draper, de changer de concept. Selon Peggy, une telle publicité s’adresserait davantage aux hommes qu’à sa clientèle cible, les femmes qui désirent perdre du poids. Don Draper ne partage pas son opinion.
Peggy Olson : Je n’ai rien contre les fantasmes, mais… On ne devrait pas plutôt montrer un fantasme de femme?
Don Draper : Peggy, je sais que tu comprends comment ça fonctionne : les hommes la veulent, les femmes veulent être elle.
Peggy Olson : Même si c’était vrai…
Don Draper : Ça l’est… Désolé que ça te gène.
Peut-être avez-vous entendu parler du «Male gaze»? (regard masculin en français). Il s’agit d’un concept largement utilisé par les féministes anglophones. On le doit à la critique de cinéma Laura Mulvey. Selon elle, dans le cinéma traditionnel hollywoodien, les femmes sont objectifiées parce que ce sont les hommes hétérosexuels qui contrôlent la caméra. En 1975, dans son essai Plaisir visuel du cinéma narratif, elle a écrit :
«Dans un monde construit sur l’inégalité sexuelle, le plaisir de regarder a été divisé entre l’actif/masculin et le passif/féminin. Le regard déterminant du masculin projette ses fantasmes sur la figure féminine, la modelant en conséquence. Dans leur rôle traditionnellement exhibitionniste, les femmes sont à la fois regardées et exposées, leur apparence étant construite pour provoquer un fort impact visuel et érotique qui en soi est un appel au regard.»
Afin de réduire la distance entre le film et le public, on amène ce dernier à suivre l’action à travers les yeux des personnages. Les protagonistes étant le plus souvent des hommes, c’est leur point de vue qui est généralement montré. Le personnage féminin devient alors objet érotique pour le spectateur… Et la spectatrice. Comme la perspective féminine est beaucoup plus rare, les femmes apprennent à se regarder à travers les yeux des hommes. Mais le «Male gaze» ne se retrouve pas qu’au cinéma : il est dans la littérature, les bandes dessinées, les jeux vidéos, les oeuvres d’art, la télé et la publicité. Partout, on voit des représentations de femmes offrant une performance à un homme visible ou imaginé. La sexualité féminine qui est dépeinte dans ces images est tournée vers la satisfaction des désirs masculins. Nous remettons peu en question le regard de l’homme hétérosexuel, car il est perçu comme la norme.
Il y a trois ans, le magazine érotique Perle voyait le jour au Québec. Il s’agit d’une revue bon genre dont la mission est de «ramener l’art et la suggestion dans l’érotisme». Le lancement avait lieu dans un bar branché de la rue St-Laurent. Un reportage filmé de La Presse réalisé lors de l’événement montre des hommes et des femmes, cools et souriants, feuilletant côte à côte la revue au son d’une musique techno. L’éditeur du magazine affirme que le moteur de ce projet est «l’amour des femmes» : «On trouve que les femmes au Québec sont belles et je voulais un peu rendre hommage à ce mythe». Dans la partie écrite du reportage, la journaliste mentionne que les photos sont peu retouchées, que les éclairages sont minimalistes et qu’on nous montre des filles au naturel. Puis, elle ajoute que les photos s’adressent autant aux hommes qu’aux femmes.
Trouvez l’erreur : un magazine destiné à un public hétérosexuel des deux sexes, mais qui ne montre que des photos de femmes. Qu’on le comprenne bien : ce n’est pas la femme qu’on célèbre ici, c’est le regard masculin. Qu’est-ce qui fascine autant les femmes dans ces images d’autres femmes dénudées? Rêvent-elles d’être l’une d’entre elles comme pourrait le suggérer Don Draper? Sont-elles à ce point habiles à adopter la perspective masculine qu’elles seraient capables d’apprécier ces photos au même titre que les hommes hétéros? Ou épousent-elles plutôt ce regard dominant pour ne pas passer pour prudes et paraître libérées?
Christie Hefner, ex-PDG de Playboy Entreprises, affirme que beaucoup de femmes vives et émancipées lisent la revue Playboy. Ariel Levy, auteure du livre Female Chauvinist Pigs lui a demandé pourquoi toutes ces femmes achetaient ce magazine au lieu de Playgirl, par exemple. Selon Hefner, la nudité masculine n’est pas acceptée dans le cinéma et la publicité comme l’est la nudité féminine. À son avis, cette différence de perception est dûe au fait que les hommes éprouvent un malaise à l’idée d’être l’objet des fantasmes et du regard des femmes. Levy ne semble pas entièrement satisfaite des arguments de Hefner : s’ils expliquent pourquoi davantage de femmes que d’hommes rêvent de poser nues, elle ne dit rien des raisons pour lesquelles les femmes consomment des images de femmes objet.
Selon la journaliste et blogueuses féministe Meghan Murphy, les femmes ont été endoctrinées à penser que la sexualité masculine définissait la sexualité humaine. C’est donc à travers les yeux des hommes qu’elles sont amenées à concevoir ce qui est sexy. Comme nous sommes habitués de voir les femmes dans la position d’objet, sans pouvoir, nous sommes à l’aise avec ces images. À l’inverse, objectifier un homme reviendrait à le priver de son pouvoir, ce qui nous incommode. Elle ajoute que si on chosifie le corps féminin, ce n’est pas parce qu’il est plus attirant ou plus beau que le corps masculin, mais bien parce qu’on a l’habitude de le voir comme un produit de consommation.
Le «Male gaze» étant partout, les femmes veulent devenir ce que les hommes désirent voir. Pas étonnant alors qu’elles se sentent si souvent inadéquates. Elles ont tellement intériorisé ce regard que c’est à travers ce dernier qu’elles apprennent à s’évaluer et qu’elles évaluent les autres femmes. C’est vers elles et vers les autres femmes qu’elles tournent une caméra imaginaire pour devenir à la fois l’observatrice et l’observée, l’objectifiante et l’objectifiée. Il y a une grande part de regard masculin dans le soi-disant narcissisme féminin.
Dans une autre scène de l’épisode de Mad Men mentionné plus haut, Peggy Olson, en robe de nuit, se coiffe devant son miroir. Elle paraît songeuse. Soudainement, elle entonne Bye Bye Birdie en exécutant avec maladresse les mimiques d’Ann Margret. Elle s’arrête après deux ou trois essais, visiblement mal à l’aise face à sa propre image. C’est un malaise partagé par la spectatrice et le spectateur. Elle baisse les yeux et recommence à brosser ses cheveux.