S.P.M: Syndrome de persécution du mâle

imageD’aussi loin que je me souvienne, on disait des hommes qu’ils étaient en crise. À l’âge de douze ou treize ans, m’intéressant à la psycho pop, j’écoutais Janette Bertrand et Guy Corneau au sujet des hommes roses à l’émission Parler pour parler. Un peu plus tard, Denise Bombardier parlait des excès du féminisme dans La déroute des sexes et d’une nécessaire réconciliation entre ces derniers. Par la suite, on entendait le psychologue Yvon Dallaire, grand défenseur de la cause masculine, pleurer le sort des hommes sur toutes les tribunes. Ces propos sur la masculinité en péril peuvent donner l’impression que les mouvements pour les droits des femmes et des homosexuels ont fait des gains sur le dos des hommes hétéros, en privant ces derniers de leur masculinité. On en vient alors à se demander si le féminisme ne serait pas allé trop loin, trop vite.

Ce discours alarmiste, quand il n’est pas carrément haineux, traduit un profond désarroi lorsqu’il est porté par des masculinistes assumés. Voici quelques citations d’“hommes en crise” anonymes tirées du film La domination masculine :

  • «Le Québec est l’opposé du régime taliban : les talibans oppriment la femme, le Québec opprime l’homme.»
  • «L’homme est castré parce que la femme, en allant chercher le revenu, joue le rôle traditionnel du mâle.»
  • «Il y a des générations sacrifiées d’hommes moumounes, qui ont peur, qui font le tapis, qui pissent assis.»
  • (En parlant du féminisme) «Ce sont des idéologies de mort, de mort de la société.»
  • «Le féminisme est un crime contre l’humanité.»
  • «C’est exactement comme sous l’Allemagne nazie, ce n’est pas plus subtil.»

La réthorique masculiniste, dans un style à peine plus modéré, est fréquemment véhiculée dans les médias. Récemment, le chroniqueur Jean-Jacques Samson en appelait, dans le journal de Québec, à la création d’un Ministère de la condition masculine ayant pour but de rétablir l’égalité des sexes. Mais si Samson désirait vraiment l’égalité, (ou s’il s’était informé avant d’écrire son plaidoyer), il aurait aussi suggéré qu’on crée un ministère de la condition féminine, car comme le souligne Fannie B. dans sa réplique Ministre de la bêtise, un tel ministère n’existe pas non plus.

L’auteur décrit une “vision d’horreur” du futur selon laquelle, dans la majorité des couples, la conjointe gagnera davantage que le conjoint : «[…] Puisque madame occupera un poste de responsabilité et que son horaire sera moins flexible, l’homme prendra ses congés mobiles pour s’occuper de l’enfant […]. Il se chargera de la plupart des tâches ménagères. Il gérera le frigo et le garde-manger. Prisonnier de cet esclavage, son statut péréclitera, tout comme sa confiance en lui. Sa production de testostérone chutera. L’homme québécois est destiné à devenir un être de catégorie inférieure, sous domination féminine. À conduire la petite deuxième voiture, tandis que madame ira à son important meeting au volant de sa BM.[…]» Samson ne dénonce pas le fait que cette condition soit vécue majoritairement par des femmes, mais la compare à de l’esclavage si elle est vécue par des hommes. On l’avait compris, ce qui préoccupe surtout le chroniqueur c’est que les privilèges masculins demeurent intacts.

L’écrivain et célèbre polémiste français Éric Zemmour partage avec Samson cette vision apocalyptique de l’égalité des sexes. Le seul pouvoir que Zemmour semble reconnaître à la femme, à part celui qui découle de son rôle traditionnel est le pouvoir de castrer. Le fait qu’il y ait de plus en plus de femmes en politique est très, très mauvais pour notre civilisation, car ces dernières, n’étant pas faites pour cela, diluent le pouvoir. Les hommes et les femmes sont par nature si différents qu’ils doivent se contenter de rester confinés à leurs rôles sexuels stéréotypés. Voici quelques citations tirées d’une entrevue :

  • «Si les femmes ont écrit moins de livres c’est qu’elles créent moins et transgressent moins que les hommes, c’est qu’elles n’ont pas le même type d’intelligence que les hommes.»
  • «Les hommes ne sont plus des transgresseurs, car ils sont féminisés, castrés, soumis à l’idéologie dominante, ils ne sont plus des hommes.»
  • «L’interchangeabilité des rôles est en train de détruire notre société.»
  • «La féminisation des hommes est la cause du divorce de masse.»

J’aurais pu citer bien d’autres hommes atteints de S.P.M, mais on a bien compris leur message : le party féministe a assez duré et il est temps que les femmes cessent de s’aventurer en terrains “masculins” avant qu’il ne reste plus de testostérone et que notre civilisation s’extermine d’elle-même! Bien sûr, ces discours suggérant qu’on se dirige vers un matriarcat ou que l’égalité soit dévirilisante ne s’adresse pas qu’aux hommes. Il cherche aussi à manipuler les femmes en les culpabilisant et en les divisant entres elles. Si, comme le prétendent les masculinistes, le féminisme a tué le couple, et bientôt la civilisation, quelle femme voudra alors être féministe?

L’écrivain et professeur Francis Dupuis-Déri s’intéresse à la réthorique de la crise de la masculinité. Il remarque qu’«Alors que se diffuse ce discours de crise, ce sont encore des hommes qui contrôlent le plus souvent – seuls ou à la majorité – les institutions politiques, économiques, médiatiques, culturelles, religieuses, policières, militaires et sportives, ainsi que les organisations criminelles.» De plus, «Contrairement à ce qu’affirme ce discours, les hommes ne manquent pas de modèles masculins conventionnels». Fait intéressant, Dupuis-Déri constate qu’en Occident, les hommes se prétendent en crise depuis au moins cinq siècles.

En effet, il y aurait eu, à répétition, des “crises de la masculinité” durant plusieurs périodes historiques, dont la Renaissance en France et en Angletterre, la Révolution française, l’Allemagne du début du XIXe siècle, ainsi qu’en Italie et en Allemagne, dans les régimes fascistes des années 20 et 30, pour ne nommer que celles-là. Le discours de la crise de la masculinité a également été porté par des figures emblématiques états-uniennes, comme les présidents Roosevelt et Reagan et françaises comme Guy de Maupassant et Émile Zola. Cette réaffirmation d’une masculinité conventionnelle survient à des époques où, paradoxalement, les femmes qui se taillaient une place dans la sphère publique étaient rares. Dupuis-Déri croit que ces discours «agissent comme une stratégie réthorique pour discréditer des femmes qui s’émancipent, ou cherchent à s’émanciper et qui sont désignées comme les causes de la crise.»

L’homme tel que perçu par les porte-voix du discours de la crise de la masculinité construit sa masculinité sur la domination de la femme. Dupuis-Déri a démontré qu’à travers les siècles, l’impression de crise de la masculinité est apparue de manière récurrente. Or, cette “masculinité dominante” se sentira menacée tant et aussi longtemps que l’ordre patriarcal sera remis en cause. Si la souffrance des masculinistes est bien réelle, ceux-ci semblent se tromper quand vient le temps d’en identifier les causes. Leur douleur n’est pas causée par les femmes, ni par le féminisme. Elle découle plutôt de la pression subie par le modèle d’homme traditionnel, auquel ils sont très attachés, mais qui est incompatible avec l’égalité des sexes. De là l’importance de s’extraire de l’emprise des modèles conventionnels de genre.