Procréation pour autrui : questions éthiques incontournables

Entrevue avec Pascale Camirand, éthicienne féministe

creepy-pregnant-dolls-2703-1242188433-3Suite à la requête de l’animateur Joël Legendre, les couples homosexuels pourront désormais avoir recours aux traitements de fécondation in vitro via une mère porteuse. Aucun débat de société n’a précédé ce nouvel assouplissement des règles de la Régie de l’assurance maladie du Québec. Sans remettre en cause le droit des couples de même sexe d’adopter des enfants, la procréation pour autrui soulève d’importantes questions morales, éthiques et juridiques. Je me suis entretenue à ce sujet avec Pascale Camirand, éthicienne féministe et présidente de la Société des femmes philosophes. Madame Camirand a été chargée de cours à l’Université de Sherbrooke et y a travaillé comme professionnelle de recherche en éthique appliquée.

Annelyne Roussel : Madame Camirand, vous avez écrit un article fort intéressant paru sur Sisyphe intitulé  «La cruelle chosification des femmes prostituées et des mères porteuses». Selon vous, en quoi le vécu des premières et des secondes est-il similaire ?

Pascale Camirand : Ce qu’il y a de similaire entre ces deux phénomènes sociaux, c’est le fait que nous soyons devant l’instrumentalisation du corps des femmes. Dans l’un des cas, c’est la sexualité des femmes qui est investie par le patriarcat, dans l’autre, c’est le pouvoir qu’ont les femmes de reproduire l’espèce humaine. La sexualité et la reproduction sont deux expériences corporelles féminines que les sociétés qui oppriment les femmes veulent se réapproprier. C’est fondamental.

A R : Dans votre article, vous parlez de réification. Pourriez-vous m’expliquer de quoi il s’agit ?

P C : C’est un concept hérité de la sociologie et du marxisme. La réification est synonyme de chosification. C’est-à-dire que, dans les sociétés capitalistes et patriarcales, les êtres humains sont traités comme des choses, des machines, des instruments. La réification fait en sorte que la personne elle-même s’aliène et se fait chose au service de quelqu’un qui la chosifie. C’est à la base d’une situation d’oppression dans laquelle la véritable liberté de la personne est complètement annihilée au profit de la liberté de la personne qui exploite l’individu-e.

Cela vaut pour les prostituées et les mères porteuses mais cela vaut pour toute forme de relations sociales. L’enjeu dans la prostitution et les nouvelles technologies de la reproduction c’est que, pour survivre au fait qu’on traite son corps et son cœur comme un instrument, pour survivre à cette violence intime et si profonde, la personne se coupe elle-même de son humanité. Elle se traite elle-même comme une chose.

A R : Comment les mères porteuses vivent-elles la réification ? Que font-elles, concrètement, pour se couper de leur humanité ?

xpregnant_doll_1_small.jpg.pagespeed.ic.oj-0NiDeinP C : La mère porteuse se dissocie de son identité de mère, elle se coupe de son être, de son moi. Elle doit nier la part d’elle-même qui se sent une responsabilité envers l’enfant. Elle doit nier sa tendresse, son affection, son histoire de vie, ses autres maternités et le caractère intime et secret du lien à l’enfant lors de la gestation.

L’enfant devient le produit d’un travail mécanique et biologique, en fonction de la conception que la médecine se fait de la gestation et de l’accouchement. C’est vraiment la réification de la vie elle-même, du processus par lequel les humains viennent au monde.

A R : Pour le moment, au Québec, un contrat entre une mère porteuse et le couple de futurs parents n’a aucune valeur juridique. Mais si le gouvernement rembourse les traitements, il devra également légiférer en ce sens, non ?

P C : En effet. Dans les pays où cette pratique est reconnue par la loi, il existe des contrats très bien définis qui lient la clinique médicale, la mère porteuse et le couple qui recourt à cette nouvelle technologie de la naissance. Dans ces contrats, il est stipulé que la mère porteuse renonce à son statut de mère, qu’elle doit remettre l’enfant aux « vrais » parents, qu’elle ne cherchera pas à le revoir. Nous ne sommes pas encore rendu-e-s là au Québec, au niveau du code civil, mais ça viendra certainement.

En Inde, cela va plus loin encore : les cliniques médicales ont des maisons de naissances où vivent les mères porteuses. Elles doivent accepter tous les traitements que la clinique veut pratiquer sur elles, que ce soit au niveau de la médication ou au niveau de l’avortement.

Car lorsque la fécondation de l’ovule amène des jumeaux ou des triplets, la clinique choisit souvent l’un des fœtus et met fin à la vie des autres fœtus. Là encore, la femme n’a pas droit de regard. Ce n’est pas elle qui décide, mais la clinique. C’est une instrumentalisation du corps des femmes qui va très loin.

A R : Et quels seraient les risques pour l’enfant ?

pregnant_doll_3_smallP C : Je ne connais pas tous les impacts liés à l’instrumentalisation de la naissance au niveau du processus biologique en tant que tel. Les naissances en contextes technologiques sont des naissances surmédicalisées. Les mères porteuses reçoivent des hormones et des médicaments pour que l’embryon ne soit pas rejeté par son utérus. J’estime que nous pouvons nous demander quel impact les hormones et les médicaments auront sur le fœtus.

Mais encore, il y a une question qui se pose au niveau psychique. C’est-à-dire que nous devons nous demander quelles conséquences psychologiques aura l’attitude de la mère porteuse et de la clinique médicale.

Nous savons qu’au cours de la gestation, le fœtus acquiert la capacité de ressentir les émotions et les douleurs physiques de la mère. Le fœtus et la mère sont habituellement liés par un attachement que l’on appelle « bonding ». Le lien mère-enfant se construit au fur et à mesure que la grossesse avance. Quel genre d’enfants, d’adolescent-e-s et d’adultes, seront les enfants nés dans un contexte comme celui qui nous occupe ? Cette question me préoccupe beaucoup. Car l’enfant lui aussi est instrumentalisé. Il devient un produit que l’on vend, une chose que l’on achète, une chose qui sera à nous, que nous posséderons comme une marchandise ou un bien. Peut-être direz-vous que j’exagère… de mon côté, je ne le crois pas…

A R : Je m’interroge sur les motivations des mères porteuses… Pourrait-il y avoir des motivations autres que financières? À votre avis, peut-on être mère porteuse par altruisme ?

P C : À ma connaissance, il y a plusieurs types de motivations et cela varie selon les cultures et le statut socio-économique. Parfois, l’argent n’est pas important. La femme veut réparer quelque chose. Elle veut se sentir utile. Elle veut guérir quelque chose dans son rapport à la maternité et à la naissance, à la vie. C’est du moins ce que nous raconte Ekman (l’auteure dont j’ai fait la recension dans mon article paru sur Sisyphe).

Ce qu’elle amène surtout, c’est qu’il y a une image de la mère porteuse qui la rapproche de Marie, la mère de Jésus. Cette image véhicule justement l’idée selon laquelle il s’agit d’un don de soi, d’un geste altruiste. Mais vous savez, aux États-Unis, il y a les deux discours : celui des mères porteuses qui veulent que l’on reconnaisse la beauté et l’altruisme de leur expérience et celui d’anciennes mères porteuses qui nous parlent des expériences négatives qu’elles ont vécues en tant que femmes et en tant que mères. D’ailleurs, comme dans le milieu de la prostitution, les mères porteuses ont souvent été abusées sexuellement durant leur enfance. Alors, c’est un univers de blessures inconscientes autant que de dons « volontaires ».

A R : La décision du gouvernement de financer les traitements pour les mères porteuses ouvre la porte à des dérives sur le plan éthique. J’ai l’impression qu’elle a été précipitée et qu’on a brûlé des étapes, qu’en pensez-vous ?

P C : Bien sûr que nous avons brûlé des étapes, du moins, sur le plan socio-politique. On n’a pas fait de débat de société sur cette question depuis les années 80. À cette époque, la question des nouvelles technologies de reproduction était à l’ordre du jour. Le Conseil du Statut de la Femmes a produit des avis. Les chercheures féministes se sont penchées sur la question. Télé-Québec a même produit une dramatique écrite par Janette Bertrand sur le sujet. Depuis, la Fédération Québécoise pour le Planning des Naissances (FQPN) est demeurée attentive aux développements institutionnels de telles pratiques.

Les comités d’éthique des hôpitaux et des établissements de santé ont certainement eu des débats sur les avancées de la médecine en matière de technologie de la reproduction. Je crois, par contre, qu’ils ont fait ces débats sans considérer l’analyse sociologique selon laquelle le phénomène des mères porteuses est une appropriation du corps des femmes par le corps médical et l’État et cela, en connaissance de cause. Je déplore que ces comités fonctionnent à huis clos. Le débat doit redevenir un débat public.

Je considère que nous devons redonner de la place à la démocratie, aux opinions des citoyens et des citoyennes, aux opinions des groupes qui sont concernés par cette question épineuse de la gestation pour autrui. Et puis : il faut savoir qu’il n’y a pas unanimité parmi les éthiciens et les éthiciennes, tant au Québec, qu’au Canada et aux États-Unis.