Nostalgiques des « vrais » hommes?

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Récemment, je suis tombée sur un commentaire d’une amie Facebook, au sujet des “vrais hommes”. Une espèce en voie de disparition, disait-elle. Les hommes, les vrais, sont “ceux qui décident et ne se laissent pas faire par leurs blondes”. En bas de cette affirmation, le lien vers un article du Figaro intitulé “Où sont passés les hommes?”. Son auteure, Sophie Roquelle, pleure la fin imminente du mâle dominant qui régnait en maître sur nos sociétés occidentales. Les responsables? La lutte contre le patriarcat via « la théorie du genre » [1] et le mariage pour tous. Autrement dit, les féministes, une théorie qui n’existe pas et le mariage homosexuel seraient en train d’achever le saccage de l’identité masculine… Rien de moins!

J’ai d’abord trouvé étrange qu’une jeune femme intelligente et en pleine possession de ses moyens colporte ces propos aussi simplistes qu’alarmistes. Comment une femme, elle-même émancipée pouvait-elle avaler l’idée que les hommes seraient en crise parce que les femmes en mèneraient trop large en Occident? Je me suis dit qu’elle avait dû lire l’article un peu trop vite et qu’elle a pu se laisser emporter par un élan de frustration, après tout, il est si facile de prendre position pour tout et pour rien sur les médias sociaux. Son “post” a suscité de vives réactions, entre autres, de masculinistes se sentant interpelés. Elle a même affirmé que chacun devait être “souverain dans son rôle”. Quels rôles? Je commençais à voir rouge. Puis, consternée, j’ai constaté dans ses interventions, qu’elle prenait clairement position contre les féministes qui, selon elle, ont créé ces hommes effeminés et sans colonne vertébrale.

Pourtant, ce n’est pas comme si les hommes “masculins” n’avaient plus la cote. Des femmes de tous âges, et des hommes aussi, parlent des “mâles virils” avec délectation et parfois même avec une certaine nostalgie. Mais, pour reprendre le terme de cette amie Facebook, ce “vrai homme” peut-il exister en dehors d’une relation de domination? Ou plus encore, au sein d’une société où certaines inégalités entre les hommes et les femmes tendent à se réduire? Mais d’abord, qu’est-ce que la masculinité?

Selon Pierre Bourdieu, la masculinité et la féminité sont indissociables. Être un homme signifierait, avant tout, refuser tout attribut considéré comme “naturellement féminin”. C’est par un processus psychosomatique de virilisation et de féminisation que les rapports de domination obtiennent une apparente légitimité biologique. [2] À mon avis, ce qui révolte le plus les masculinistes et autres antiféministes est le fait que l’émancipation des femmes viendrait chambarder un certain “ordre naturel des choses” auquel ils croient dur comme fer. Pour eux, trop de femmes tenteraient de devenir des hommes en usurpant à ces derniers leurs “qualités masculines” tout en refusant leur propre féminité. Et c’est en remettant la femme “à sa place” (dans son rôle “naturel”), en réhabilitant la féminité, que l’homme aurait de nouveau accès à sa virilité perdue est s’assurerait que ses privilèges demeurent intacts.

Sans parler des différences physiques évidentes entre les hommes et les femmes, quelles seraient donc ces attributs qui sont, dans la croyance populaire, considérés comme “féminins” et “masculins”? Quels sont ces traits souvent perçus comme “naturels”? Bien sûr, la femme serait douce, émotive, sensible, maternelle, intuitive, empathique, passive et réceptive. L’homme, de son côté serait fort, pourvoyeur, rationnel, actif, courageux, aventurier, individualiste, autoritaire, puissant, pour en nommer quelques-unes. Mais si la virilité était vraiment un phénomène inhérent à l’homme et pas une construction sociale, pourquoi aurait-elle alors besoin qu’on lui oppose la féminité pour réaliser son plein potentiel?

Quand je pense virilité, le premier personnage qui me vient en tête est celui de Don Draper, de la télésérie Mad Men dont l’histoire se déroule dans les années 60. Et comme virilité rime avec pouvoir de séduction, il se trouve aussi que Don Draper est le séducteur parfait. Il fascine les hommes autant que les femmes et le personnage est devenu beaucoup plus célèbre que l’acteur qui l’incarne. Si aucune femme ne lui résiste, ni ne le domine, c’est qu’elles ont toutes infiniment moins de pouvoir que lui dans la société. Bien qu’il cadre tout à fait dans les critères de beauté de l’époque, le pouvoir de Don Draper n’est pas le résultat de la nature (du moins, pas uniquement) mais s’appuie plutôt sur un ensemble de privilèges qu’offraient la société patriarcale aux hommes blancs et nantis de ce temps-là. Dans la sixième saison, toutefois, le pouvoir de Don Draper semble quelque peu ébranlé et il serait intéressant d’établir un parallèle entre sa perte de pouvoir et les bouleversements que connaît la société vers la fin des années 60.

Dans une moindre mesure, les autres personnages masculins de la série jouissent également de ce pouvoir, et en profitent. Ils n’ont peut-être pas le charme de Draper, mais ils arrivent tout de même à séduire les secrétaires ou autres subordonnées. Ils traitent ces dernières de manière condescendante et infantilisante, les ridiculisant lorsqu’elles tentent un tant soit peu de s’aventurer en terrain masculin, c’est-à dire, celui des décisions et des opinions. En revanche, elles sont valorisées pour leurs qualités féminines, notamment leur apparence physique et leur discrétion. À chacun son rôle. Si de tels hommes avaient autant de pouvoir et pouvaient être considérés comme virils, c’est que les femmes en avaient significativement moins et restaient bien confinées à l’intérieur des limites de la féminité.

Aujourd’hui, les aspirants Don Draper ne peuvent plus bénéficier des “conditions gagnantes” d’autrefois. Bien que le sexisme ait encore de belles années devant lui, que les femmes gagnent seulement 76% du salaire des hommes [3] et qu’elles soient encore largement sous-représentées dans les hautes sphères du pouvoir, les rapports de domination ne sont plus ce qu’ils étaient. Les femmes occidentales jouissent (du moins en théorie) des mêmes droits que les hommes. Comme l’émancipation des femmes a apporté plus d’équilibre dans les rapports entre les sexes, il est en effet probable que le mâle dominant soit appelé à disparaître. Mais s’en plaindre serait inconséquent, à moins que nous soyons prêtes à nous désémanciper, ce dont je doute fortement. Certains hommes accusent les femmes de ne pas savoir ce qu’elles veulent dans leurs relations avec les hommes. Je leur donne raison sur ce point : moi-même, je me demande ce que nous voulons : un homme puissant et viril, ou un homme qui soit notre égal?

Il est désolant que pour certaines personnes, l’homme dans un contexte plus égalitaire soit perçu comme efféminé, puisqu’il n’est plus le dominant. Pour réhabiliter les “vrais hommes” dont elle est nostalgique, cette amie Facebook serait-elle prête à sacrifier les acquis que les mouvements de femmes lui ont permis d’obtenir? Renoncerait-elle à sa liberté de parole? Accepterait-elle d’être dénigrée au travail par ses collègues masculins? Comment réagirait-elle si son partenaire lui suggérait de ne pas travailler? S’il refusait de changer des couches parce que ce n’est pas son rôle? Le discours catastrophiste des masculinistes et autres antiféministes est, en fait, un discours de contrôle visant à maintenir l’ordre patriarcal et limiter l’émancipation de la femme. Ne tombons pas dans ce piège.


  1. La “théorie du genre” n’existe pas. «On parle plutôt de « concept de genre“. Ce dernier permet d’étudier les comportements individuels ou collectifs et les expressions culturelles qui ne sont pas imputables au sexe biologique […] Il serait une erreur de maintenir que les chercheurs du genre nient ”toute distinction“ entre les sexes biologiques. Au contraire, la majorité des chercheurs acceptent ce fait. Ils l’interrogent pour porter un regard critique sur la manière routinière de vouloir tout expliquer par la biologie.» Rue89  ↩
  2. Pierre Bourdieu, La domination masculine (1998)  ↩
  3. Salaire annuel pour les travailleurs à temps plein au Canada. lien  ↩