Germaine, cette femme qui porte le monde sur ses épaules

Par Danielle Trussart

imageOn ne naît pas «Germaine», on le devient, et souvent bien malgré soi d’ailleurs. La première Germaine était l’aînée d’une famille de douze ou de quinze enfants. Elle a commencé son apprentissage des tâches ménagères avant de fréquenter l’école et, à peine sortie de l’adolescence, elle s’est retrouvée, dans le temps de le dire, avec sa propre trâlée sur les bras. Elle n’a eu d’autres choix que de taire ses désirs personnels si jamais ils avaient eu le temps d’émerger. Il fallait faire des miracles avec des riens, consoler l’un, prévenir la chute de l’autre, allaiter le petit dernier, superviser les devoirs tout en préparant le souper. Elle savait se fendre en quatre sans se plaindre ni compter ses nuits blanches.

Avec le temps et par la force des choses, Germaine a développé une efficacité redoutable. Elle a des antennes, des yeux tout le tour de la tête et un sixième sens. Toujours aux aguets, elle anticipe les moindres besoins des autres auxquels elle tente de répondre avant même qu’ils n’aient eu le temps de les exprimer. Elle ressent leurs attentes, elle est devenue experte en la matière. C’est une seconde nature qu’elle s’est efforcée de transmettre à ses filles.

Elle connait par cœur des tas de recettes, de numéros de téléphone, de dates d’anniversaire. Elle dresse des listes de cadeaux à acheter, de menus à planifier, d’articles à se procurer. Elle écrit des cartes de souhait, des recueils de mots d’enfants, consulte des ouvrages sur l’alimentation, la psychologie, les prénoms de bébés. Elle demande des nouvelles du proche qui est malade, lui rend visite, lui apporte un repas qu’elle a cuisiné, pense à envoyer des fleurs et a toujours quelque chose au congélateur au cas où de la visite se présenterait sans prévenir.

Germaine est une personne impliquée et responsable. Une responsabilité qui souvent la définit et qu’elle n’est pas prête à partager. Le fameux lâcher prise n’est pas si facile quand on a été, comme elle et depuis des siècles, intimement concernée par le bonheur et le malheur des siens.

Germaine n’est pas issue du féminisme, mais rien ne l’empêche de l’être ou de le devenir. Et qui sait, elle en était peut-être même une des pionnières.

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Les Germaine ne sont pas des féministes

aloise-3Il se dit beaucoup de faussetés sur le féminisme. L’une d’elles est qu’il a créé des femmes contrôlantes et castratrices. Si vous vivez au Québec, peut-être avez-vous déjà entendu parler des Germaine. Il s’agit d’un jeu de mots : dans la relation amoureuse, ce sont elles qui “gèrent” et qui “mènent”. Un auteur qui préfère garder l’anonymat, en dresse un portrait caricatural sur son blogue misogyne “Éviter les folles”. Mais il n’est pas nécessaire de lire de tels propos pour comprendre de quoi il s’agit. Nul ne peut nier que ce type de femme existe dans l’imaginaire collectif, on n’a qu’à penser au personnage de Line la pas fine de l’émission Les Invincibles. Il faut reconnaître aussi qu’il y a beaucoup d’hommes contrôlants et que d’importants facteurs psychologiques entrent en ligne de compte dans la dynamique du couple. L’objectif de cet article est de démontrer que la Germaine n’est pas le produit du féminisme, mais bien un phénomène qui prend racine dans la division sociale des sexes.

D’abord, la Germaine n’est pas apparue avec le féminisme. Au contraire, elle est indissociable du modèle traditionnel de relations homme-femme : le pourvoyeur et la maîtresse de maison. L’homme se développant principalement dans la sphère publique et la femme dans la sphère privée. L’homme ayant une vie professionnelle, parfois même des intérêts et des loisirs et la femme ayant comme principale préoccupation, le bien-être de son mari, de ses enfants et leurs besoins affectifs. La vie de l’un étant davantage en relation avec l’extérieur de la maison et celle de l’autre, tournée vers l’intérieur du foyer. Chacun exerçant plus de contrôle que l’autre dans le domaine qui lui est réservé. En découle une spécialisation dans les responsabilités et les tâches.

Si la femme traditionnelle est hyper investie dans le domaine affectif et domestique, l’homme traditionnel, en revanche, l’est beaucoup moins et peut être tenté de fuir, puisqu’il ne s’y sent pas en contrôle. Dans une scène de la télésérie Mad Men, Betty Draper organise une grande fête pour l’anniversaire de la petite Sally. Elle veille au bon déroulement de l’événement et s’assure que ses nombreux invités ne manquent de rien. Son mari, Don, en retrait, s’occupe en buvant. On lui assigne la tâche de filmer les enfants qui jouent au milieu de la pièce. Le fait qu’il soit derrière la caméra, symbolise la distance qu’il ressent par rapport à sa famille ; il semble étranger dans sa propre maison. Peu de temps après, il prend la voiture et disparaît sans dire un mot.

Aujourd’hui encore, dans les relations hétérosexuelles, certains hommes se sentent moins à l’aise que les femmes dans la sphère privée et ont tendance à s’effacer. Malgré tous les progrès réalisés, ils participent moins que leurs compagnes aux tâches ménagères et aux soins des enfants. Le nombre annuel d’heures d’absence du travail pour des raisons personnelles ou familiales est quatre fois plus élevé chez la femme que chez l’homme [1]. Bien qu’elles aient une carrière, des intérêts et des loisirs, de nombreuses femmes placent encore leur partenaire et leurs enfants au centre de leur univers. D’autres, par contre, investissent la sphère domestique un peu par dépit, parce que leur partenaire ne le fait pas et que les obligations qui s’y rattachent doivent être remplies.

Dans un domaine où l’homme est peu présent, peut-on vraiment s’étonner que la femme exerce beaucoup de contrôle? Dans cet extrait vidéo des Invincibles, on voit Line la pas fine énoncer une série de règles qu’elle et ses amies ont inventées afin de restreindre la liberté de leurs partenaires au sein de la relation. Est-ce que ce jeu de domination laisse entrevoir un renversement de pouvoir dans la société? Un nouvel ordre politique féminin? Bien sûr que non. On pourrait plutôt conclure, au contraire, que les choses ne changent pas aussi rapidement qu’on le croit. En effet, ce que la femme domine, avant toute chose, c’est la sphère qui lui est traditionnellement réservée.

Il y avait des femmes fortes bien avant le féminisme, mais leur pouvoir sortait rarement des limites du privé. Lors d’une discussion au sujet des femmes des générations précédentes, une amie m’a rapporté un conseil plutôt éloquent donné par sa grand-mère : «Laisse ton mari faire “sa petite affaire”[2], pis t’auras la paix, ce sera toi le “boss” dans la maison». On peut voir dans l’expression «faire sa petite affaire», un désir de minimiser le pouvoir de l’homme ou de ridiculiser la sexualité masculine – un des piliers du patriarcat – en vue d’obtenir un sentiment de contrôle. Car même si le «devoir conjugal», tout comme le ménage lui étaient imposés par la société ; même si elle ne pouvait pas s’affirmer dans la sphère publique, la femme forte traditionnelle cherchait à s’accommoder de sa condition de dominée et à se sentir souveraine de son royaume.

Beaucoup critiquent le comportement des Germaine, mais peu s’attaquent au vrai noyau du problème. Certains, comme le psychologue essentialiste Yvon Dallaire, affirment que cette manie du contrôle vient d’une insécurité viscérale due à des fluctuations hormonales[3]. D’autres antiféministes et masculinistes, voient, en la Germaine, une conséquence des excès du féminisme et cherchent à protéger leurs privilèges en défendant le statu quo. Je crois plutôt que la Germaine est la preuve vivante que le féminisme n’est pas encore allé assez loin.  On ne peut espérer changer la situation sans prendre conscience de l’emprise qu’ont encore les modèles sexuels stéréotypés sur nos relations.


  1. http://www.scf.gouv.qc.ca/index.php?id=107  ↩
  2. Vous aurez compris, j’espère, que dans ce contexte, l’expression “faire sa petite affaire” signifie avoir des relations sexuelles.  ↩
  3. Yvon Dallaire, Ordre des psychologues du Québec. http://www.ordrepsy.qc.ca/fr/documentation-et-medias/chroniques-de-psychologues/yvon-dallaire/index.sn  ↩