Le privilège invisible des antiféministes

Traitement complet (Norman Rockwell, 1940)

Traitement complet (Norman Rockwell, 1940)

«Les féminazies ont infiltré les institutions et il y a eu un transfert de droits des hommes aux femmes.» (Roy Den Hollander)

Roy Den Hollander est un battant. Cet avocat américain et antiféministe notoire est célèbre pour avoir poursuivi la ville de New York parce qu’elle autorise les «ladie’s nights», pratique qu’il juge discriminatoire envers les hommes. Évidemment, l’objectif de ces soirées n’est pas de pulvériser le patriarcat, mais bien d’attirer une clientèle féminine qui, à son tour, amènera des hommes cherchant à être entourés de femmes en état d’ivresse. L’avocat a également poursuivi l’université Colombia parce qu’elle offre un programme d’études de la femme, mais pas de l’homme. Den Hollander ne réalise pas que les femmes sont nettement sous-représentées dans les autres disciplines. Ce champ d’études a donc pour but de rectifier une inégalité historique. Mais qu’à cela ne tienne, Den Hollander ne perd pas foi en sa lutte contre l’oppression des hommes… Même s’il a perdu ses poursuites.

Plus près de chez nous, durant la campagne électorale du printemps dernier, un candidat caquiste de la région de Québec, Luc de la Sablonnière, s’est fait remarquer pour ses propos catastrophistes au sujet du féminisme. Sur sa page Facebook, il a écrit :

«Mon hypothèse est que les victoires du féminisme de combat durant les cinquante dernières années ont été gagnées au prix de la dégradation de la condition masculine.»

«Autrement dit, le féminisme québécois s’est exercé envers et contre les hommes, qui pâtissent lamentablement aujourd’hui.»

«Dans cette société, les rôles sociaux ont été révisés, les repères moraux balayés avec la religion et le pouvoir politique, économique et moral est passé d’une main (poilue) à l’autre (manucurée).»

Un jeu à somme nulle

Pour beaucoup d’antiféministes, la lutte pour les droits des femmes est un jeu à somme nulle, c’est-à-dire est une transaction où la somme des gains et des pertes équivaut à zéro. Dans ce type de jeu, ce que gagne l’un est automatiquement perdu par l’autre. Autrement dit, le féminisme enlèverait aux hommes pour donner aux femmes. Nous aurions donc, en cours de route, perdu l’équilibre entre les sexes.

Mais comment les hommes pourraient-ils être discriminés alors que les femmes ne gagnent que 73.7% de leur salaire et qu’ils sont nettement majoritaires (ou même seuls) à la tête des institutions politiques, financières, médiatiques, scientifiques, culturelles, religieuses, sportives, policières et militaires? Comment peut-on s’imaginer que les hommes sont les nouvelles victimes quand on sait que, dans un contexte conjugal, 80.8% des infractions contre la personne sont commises à l’endroit des femmes?

Il n’y a pas que les masculinistes qui se sentent lésés par les avancées d’un groupe traditionnellement moins favorisé. Une étude réalisée par Tufts University School of Arts and Science et la Harvard Buisness School révèle qu’une majorité de Caucasiens croit que les Blancs ont remplacé les Noirs comme premières victimes de la discrimination raciale aux États-Unis. Samuel Sommers, professeur en psychologie, affirme que les Blancs ont l’impression que le déclin de la discrimination à l’endroit des Noirs se serait transformé en une augmentation de la discrimination envers eux. Alors, à quand un mois de l’histoire des Blancs?

Le privilège de l’homme blanc hétérosexuel

Selon le sociologue américain Michael Kimmel, la résistance qu’ont tant d’hommes à l’égalité des sexes découle de l’impression que tout leur est dû. Comme il l’explique dans un article, ce sentiment pourrait s’exprimer ainsi : un homme blanc et une femme noire de compétences égales postulent pour le même emploi. Après avoir appris que l’employeur a favorisé la candidature de cette dernière, l’homme blanc s’exclamerait : «Une femme noire a pris ma job!». Pourquoi, en effet, le poste lui reviendrait-il de droit? Cet homme l’avait pourtant considéré comme sien sans même avoir été embauché. Ayant tenu son privilège pour acquis, il se croit victime d’une grande injustice.

Le privilège est considéré comme normal par la personne qui le détient. Plus encore, il lui est souvent invisible. La blogueuse Jessica Price, explique ce phénomène par le fait qu’il est plus difficile de constater l’absence d’une chose que sa présence. Elle définit le privilège comme l’absence de difficulté plutôt que la présence d’avantages quantifiables. Évidemment, l’absence d’obstacles liés au sexe, à l’origine ethnique, au statut social ou à l’orientation sexuelle est un avantage. J’ajouterais que le privilège est relatif : c’est toujours par rapport à l’autre qu’il se définit. Par conséquent, si on est peu sensible au fait que certaines personnes font face à un plus grand nombre d’embûches que soi, on demeurera inconscient de ses propres privilèges.

Garçon dans un wagon-restaurant (Norman Rockwell, 1946)

Garçon dans un wagon-restaurant (Norman Rockwell, 1946)

La professeure féministe et militante antiraciste Peggy McIntosh croit que les blanc-he-s et les hommes sont socialisés à ne pas reconnaître les avantages liés à leur condition. Elle a tracé un parrallèle entre le privilège masculin et le privilège blanc. Elle décrit ce dernier comme :

«…Un sac à dos invisible et sans poids, rempli de provisions spéciales, cartes, passeports, carnets d’adresses, codes, visas, vêtements, outils et chèques en blanc.»

Même si cela change peu à peu, c’est encore l’homme blanc qui représente l’être humain par défaut, la norme objective dans notre culture. Selon Kimmel, quand un homme blanc hétérosexuel de classe moyenne se regarde dans le miroir, il voit une personne. Il ne ressent donc pas le besoin de s’interroger sur les notions de race, de classe ou de genre, puisque le monde qui l’entoure lui signifie qu’il est normal. À l’inverse, lorsque c’est une femme, une personne racisée, homosexuelle ou économiquement défavorisée qui se regarde dans le miroir, celle-ci est consciente de tout ce qui la différencie de la norme.

Si L’homme blanc est assimilé à l’universel, plus une personne s’éloigne de ce modèle plus elle est associée au particulier, parfois au point de devenir suspecte. Le cas de la juge de la Cour suprême des États-Unis, Sonia Sotomayor, nommée par le président Obama, et première femme hispano-américaine à accéder à cette position, illustre bien le phénomène. Sa nomination a suscité une vive opposition chez les Républicains. Un sénateur de l’Oklahoma, James Inhofe, a affirmé, avec tout le sérieux du monde :

«Dans les prochains mois, il sera important pour les membres du sénat de scruter à la loupe ses qualifications, son caractère, ainsi que sa capacité à gouverner équitablement sans influence indue de sa race, son sexe, ou de ses préférences politiques.»

Évidemment, un homme blanc n’est pas moins susceptible qu’une femme hispano-américaine d’être influencé par son bagage culturel et son genre dans l’exercice de ses fonctions. Cependant, un tel commentaire à son endroit nous semblerait incongru, puisqu’on le considère sans genre, sans couleur, sans biais, neutre.

Étant souvent aveugles aux privilèges, surtout quand ce sont les nôtres, nous en venons à croire que les règles du jeu sont les mêmes pour tout le monde. Par conséquent, une action en faveur des intérêts des femmes ou des minorités sera remarquée, tandis que le privilège, lui, passera inaperçu. Même si l’on sait que les mesures favorisant le droit des femmes ont pour but de pallier les inégalités, les antiféministes, en tant que détenteurs de privilèges, les percevront comme un affront, voire un complot contre les hommes. Le féminisme n’est pas un combat anti-hommes, mais bien un mouvement pro-femmes qui vise l’égalité des sexes. Et on ne pourra pas entamer de dialogue constructif à ce sujet sans aborder la question incontournable du privilège.

Cliquez ici pour voir la liste des privilèges blancs selon Peggy McIntosh
Cliquez ici pour voir la liste des privilèges masculins selon Barry Deutsch (inspirée des travaux de McIntosh)
Cliquez pour voir les antiféministes à l’oeuvre au quotidien (site Les antiféministes)