Procréation pour autrui : questions éthiques incontournables

Entrevue avec Pascale Camirand, éthicienne féministe

creepy-pregnant-dolls-2703-1242188433-3Suite à la requête de l’animateur Joël Legendre, les couples homosexuels pourront désormais avoir recours aux traitements de fécondation in vitro via une mère porteuse. Aucun débat de société n’a précédé ce nouvel assouplissement des règles de la Régie de l’assurance maladie du Québec. Sans remettre en cause le droit des couples de même sexe d’adopter des enfants, la procréation pour autrui soulève d’importantes questions morales, éthiques et juridiques. Je me suis entretenue à ce sujet avec Pascale Camirand, éthicienne féministe et présidente de la Société des femmes philosophes. Madame Camirand a été chargée de cours à l’Université de Sherbrooke et y a travaillé comme professionnelle de recherche en éthique appliquée.

Annelyne Roussel : Madame Camirand, vous avez écrit un article fort intéressant paru sur Sisyphe intitulé  «La cruelle chosification des femmes prostituées et des mères porteuses». Selon vous, en quoi le vécu des premières et des secondes est-il similaire ?

Pascale Camirand : Ce qu’il y a de similaire entre ces deux phénomènes sociaux, c’est le fait que nous soyons devant l’instrumentalisation du corps des femmes. Dans l’un des cas, c’est la sexualité des femmes qui est investie par le patriarcat, dans l’autre, c’est le pouvoir qu’ont les femmes de reproduire l’espèce humaine. La sexualité et la reproduction sont deux expériences corporelles féminines que les sociétés qui oppriment les femmes veulent se réapproprier. C’est fondamental.

A R : Dans votre article, vous parlez de réification. Pourriez-vous m’expliquer de quoi il s’agit ?

P C : C’est un concept hérité de la sociologie et du marxisme. La réification est synonyme de chosification. C’est-à-dire que, dans les sociétés capitalistes et patriarcales, les êtres humains sont traités comme des choses, des machines, des instruments. La réification fait en sorte que la personne elle-même s’aliène et se fait chose au service de quelqu’un qui la chosifie. C’est à la base d’une situation d’oppression dans laquelle la véritable liberté de la personne est complètement annihilée au profit de la liberté de la personne qui exploite l’individu-e.

Cela vaut pour les prostituées et les mères porteuses mais cela vaut pour toute forme de relations sociales. L’enjeu dans la prostitution et les nouvelles technologies de la reproduction c’est que, pour survivre au fait qu’on traite son corps et son cœur comme un instrument, pour survivre à cette violence intime et si profonde, la personne se coupe elle-même de son humanité. Elle se traite elle-même comme une chose.

A R : Comment les mères porteuses vivent-elles la réification ? Que font-elles, concrètement, pour se couper de leur humanité ?

xpregnant_doll_1_small.jpg.pagespeed.ic.oj-0NiDeinP C : La mère porteuse se dissocie de son identité de mère, elle se coupe de son être, de son moi. Elle doit nier la part d’elle-même qui se sent une responsabilité envers l’enfant. Elle doit nier sa tendresse, son affection, son histoire de vie, ses autres maternités et le caractère intime et secret du lien à l’enfant lors de la gestation.

L’enfant devient le produit d’un travail mécanique et biologique, en fonction de la conception que la médecine se fait de la gestation et de l’accouchement. C’est vraiment la réification de la vie elle-même, du processus par lequel les humains viennent au monde.

A R : Pour le moment, au Québec, un contrat entre une mère porteuse et le couple de futurs parents n’a aucune valeur juridique. Mais si le gouvernement rembourse les traitements, il devra également légiférer en ce sens, non ?

P C : En effet. Dans les pays où cette pratique est reconnue par la loi, il existe des contrats très bien définis qui lient la clinique médicale, la mère porteuse et le couple qui recourt à cette nouvelle technologie de la naissance. Dans ces contrats, il est stipulé que la mère porteuse renonce à son statut de mère, qu’elle doit remettre l’enfant aux « vrais » parents, qu’elle ne cherchera pas à le revoir. Nous ne sommes pas encore rendu-e-s là au Québec, au niveau du code civil, mais ça viendra certainement.

En Inde, cela va plus loin encore : les cliniques médicales ont des maisons de naissances où vivent les mères porteuses. Elles doivent accepter tous les traitements que la clinique veut pratiquer sur elles, que ce soit au niveau de la médication ou au niveau de l’avortement.

Car lorsque la fécondation de l’ovule amène des jumeaux ou des triplets, la clinique choisit souvent l’un des fœtus et met fin à la vie des autres fœtus. Là encore, la femme n’a pas droit de regard. Ce n’est pas elle qui décide, mais la clinique. C’est une instrumentalisation du corps des femmes qui va très loin.

A R : Et quels seraient les risques pour l’enfant ?

pregnant_doll_3_smallP C : Je ne connais pas tous les impacts liés à l’instrumentalisation de la naissance au niveau du processus biologique en tant que tel. Les naissances en contextes technologiques sont des naissances surmédicalisées. Les mères porteuses reçoivent des hormones et des médicaments pour que l’embryon ne soit pas rejeté par son utérus. J’estime que nous pouvons nous demander quel impact les hormones et les médicaments auront sur le fœtus.

Mais encore, il y a une question qui se pose au niveau psychique. C’est-à-dire que nous devons nous demander quelles conséquences psychologiques aura l’attitude de la mère porteuse et de la clinique médicale.

Nous savons qu’au cours de la gestation, le fœtus acquiert la capacité de ressentir les émotions et les douleurs physiques de la mère. Le fœtus et la mère sont habituellement liés par un attachement que l’on appelle « bonding ». Le lien mère-enfant se construit au fur et à mesure que la grossesse avance. Quel genre d’enfants, d’adolescent-e-s et d’adultes, seront les enfants nés dans un contexte comme celui qui nous occupe ? Cette question me préoccupe beaucoup. Car l’enfant lui aussi est instrumentalisé. Il devient un produit que l’on vend, une chose que l’on achète, une chose qui sera à nous, que nous posséderons comme une marchandise ou un bien. Peut-être direz-vous que j’exagère… de mon côté, je ne le crois pas…

A R : Je m’interroge sur les motivations des mères porteuses… Pourrait-il y avoir des motivations autres que financières? À votre avis, peut-on être mère porteuse par altruisme ?

P C : À ma connaissance, il y a plusieurs types de motivations et cela varie selon les cultures et le statut socio-économique. Parfois, l’argent n’est pas important. La femme veut réparer quelque chose. Elle veut se sentir utile. Elle veut guérir quelque chose dans son rapport à la maternité et à la naissance, à la vie. C’est du moins ce que nous raconte Ekman (l’auteure dont j’ai fait la recension dans mon article paru sur Sisyphe).

Ce qu’elle amène surtout, c’est qu’il y a une image de la mère porteuse qui la rapproche de Marie, la mère de Jésus. Cette image véhicule justement l’idée selon laquelle il s’agit d’un don de soi, d’un geste altruiste. Mais vous savez, aux États-Unis, il y a les deux discours : celui des mères porteuses qui veulent que l’on reconnaisse la beauté et l’altruisme de leur expérience et celui d’anciennes mères porteuses qui nous parlent des expériences négatives qu’elles ont vécues en tant que femmes et en tant que mères. D’ailleurs, comme dans le milieu de la prostitution, les mères porteuses ont souvent été abusées sexuellement durant leur enfance. Alors, c’est un univers de blessures inconscientes autant que de dons « volontaires ».

A R : La décision du gouvernement de financer les traitements pour les mères porteuses ouvre la porte à des dérives sur le plan éthique. J’ai l’impression qu’elle a été précipitée et qu’on a brûlé des étapes, qu’en pensez-vous ?

P C : Bien sûr que nous avons brûlé des étapes, du moins, sur le plan socio-politique. On n’a pas fait de débat de société sur cette question depuis les années 80. À cette époque, la question des nouvelles technologies de reproduction était à l’ordre du jour. Le Conseil du Statut de la Femmes a produit des avis. Les chercheures féministes se sont penchées sur la question. Télé-Québec a même produit une dramatique écrite par Janette Bertrand sur le sujet. Depuis, la Fédération Québécoise pour le Planning des Naissances (FQPN) est demeurée attentive aux développements institutionnels de telles pratiques.

Les comités d’éthique des hôpitaux et des établissements de santé ont certainement eu des débats sur les avancées de la médecine en matière de technologie de la reproduction. Je crois, par contre, qu’ils ont fait ces débats sans considérer l’analyse sociologique selon laquelle le phénomène des mères porteuses est une appropriation du corps des femmes par le corps médical et l’État et cela, en connaissance de cause. Je déplore que ces comités fonctionnent à huis clos. Le débat doit redevenir un débat public.

Je considère que nous devons redonner de la place à la démocratie, aux opinions des citoyens et des citoyennes, aux opinions des groupes qui sont concernés par cette question épineuse de la gestation pour autrui. Et puis : il faut savoir qu’il n’y a pas unanimité parmi les éthiciens et les éthiciennes, tant au Québec, qu’au Canada et aux États-Unis.

17 avis sur « Procréation pour autrui : questions éthiques incontournables »

  1. Pour avoir lu le résumé de son analyse du livre de Ekman… je la trouve plutôt douce avec ce genre pratique cette fois-ci. Sa question d’ouverture à la fin laissait peu de place à l’ambiguité: « N’est-ce pas le manque d’empathie qui rend possible la prostitution et la maternité de substitution ? »
    Je me permets également d’ajouter un extrait de son analyse: « Les discours en faveur de la légalisation de la prostitution et de la maternité de substitution sont, selon Ekman, des superdiscours idéologiques qui créent des mythes : le mythe de la « putain » heureuse et le mythe de la femme qui se donne de façon altruiste et désintéressée au point de se comparer à la Vierge Marie. Ekman se penche sur plusieurs catégories de discours (queers, postmodernes, féministes en faveur de la légalisation). Cependant, les discours contre lesquels elle se bat sont les discours pro-« travail du sexe » et pro-mères porteuses qui puisent dans une pensée néolibérale. Ici les relations entre les clients et les prostituées, les relations entre les couples et les mères porteuses, sont des relations d’affaires. Les femmes sont des prestataires de services qui louent ou vendent leur sexe ou leur utérus de manière délibérée. Ces femmes, des adultes responsables, exerceraient un choix rationnel. Elles disposeraient librement de leur corps. Ici, il serait légitime de vendre ou de louer son corps, ce serait même un droit moral, affirme une théologienne.
    Ekman fait une synthèse accablante : pour elle les discours en faveur de la légalisation sont de la pure rhétorique. Ces discours mystifient les citoyen-ne-s. Ils créent l’illusion que l’on peut assumer le rôle de marchandise sans vivre de conséquences néfastes. » http://sisyphe.org/spip.php?article4443
    Bien des points ne sont pas abordés non plus:
    – Le remboursement de cette « production »… est-il une priorité dans l’échelle des traitements médicaux qui ne sont déjà pas assez rembousés ?
    – Sans nul doute, cette « production » ne s’adresse qu’à des peronnes issues de milieux aisés, voire très aisés. Est-ce donc à celles et à ceux qui n’en n’ont pas les moyens mais qui payent pourtant des taxes et des impôts de payer pour un service qu’ils n’obtiendront jamais ?

  2. J’aimerais simplement souligner que le « non-système » québécois de mères porteuses ne s’inscrit pas dans une logique capitaliste, selon ce que j’en comprends. Il s’agit justement d’un rapport humain, étranger aux contrats, à la rémunération, qui en théorie ne peut se faire par intérêt monétaire, mais uniquement par don de soi.

    De plus, l’invalidité juridique de tout contrat de mère porteuse en fait un rapport humain, tout simplement. Personne n’est protégé par la loi, c’est une aventure humaine comme d’autres, dans laquelle chacun s’engage par amour, à ses risques et périls.

    Si on prend l’exemple de Joël Legendre, ce serait une amie de son conjoint qui aurait voulu lui offrir en cadeau la paternité, parce qu’elle l’aime et elle veut l’aider à vivre une expérience qui lui est chère. À tout moment, elle est libre d’écouter son corps et de choisir de garder les jumelles, puisque c’est légalement elle la mère, jusqu’à ce qu’elle accouche et décide officiellement de les donner en adoption. Les futures pères adoptifs doivent vivre avec cette incertitude, avec comme seul réconfort leur foi dans la sincérité de leur amie.

    Ou est le capitalisme là-dedans? Ou est la chosification? Ou est la juridiciarisation? Il me semble qu’on est simplement en présence d’être humains qui agissent par amour sincère. J’ai l’impression que toute l’analyse de Madame Camirand, très pertinente par ailleurs, est basée sur un système qui ne prend pas la même forme chez nous. Qu’on s’en serve pour éviter des dérives futures, tant mieux, mais pas pour se conter des peurs hypothétiques au présent.

    • C’est vrai Jean-Michel, ici, les québécoises ont un gêne particulier que seul l’amour de son prochain réveille… Par contre, en Inde et dans d’autres pays pauvres, les femmes n’ont pas ce gêne… Jette un coup d’oeil là-dessus: http://tempsreel.nouvelobs.com/l-enquete-de-l-obs/20131024.OBS2655/meres-porteuses-bienvenue-dans-l-usine-a-bebes.html
      Et puis, c’est vrai, le Québec ne connait pas la pauvreté et sera certainement immunisé par la crise mondiale… La France a dû sombrer dans la misère noire et certaines femmes ont dû perdre également ce gêne précieux puisqu’on dénombre de plus en plus d’annonces dans les journaux provenant de femmes (des inconnues donc) qui offrent leurs services utérins à des couples d’homos (qui leur sont parfaitement inconnus) alors que cela n’est même pas légal (le « non-système » joyeux dont tu parles) : http://www.leparisien.fr/laparisienne/societe/elles-offrent-leurs-services-de-mere-porteuse-sur-internet-30-01-2013-2525567.php
      Décidément, la pensée magique semble être définitivement l’apanage des pays riches… (les autres n’ont pas les moyens de se la permettre.) Ici, nous sommes au Paradis et tout va bien !
      NB: Les quelques cas rarissimes – et formidables d’ailleurs – tels que celui de Joel Legendre et de son amie qu’on met en avant pour nous faire gentiment oublier le reste, énorme… derrière, ne sont pas représentatifs de la société québécoise… ou d’autres ailleurs…
      Amicalement,
      JF.

    • J’allais oublier: « l’invalidité juridique de tout contrat de mère porteuse en fait un rapport humain, tout simplement » ! Tu ne vas pas te faire des ami(e)s parmi les promoteurs des mères porteuses…. L’invalidité juridique est une des principales raisons pour laquelle certains se battent pour la légalisation… (avec l’argument: cette pratique existe, nous ne pouvons pas faire autrement ou la nier, alors donnons des droits aux personnes impliquées – ici on remarquera le lien avec la légalisation de la prostitution…) Que fais-tu du statut juridique de l’enfant si ce dernier veut connaître les « éléments » de sa naissance ? De ses droits de filiations, d’héritages, etc. Du statut de la mère porteuse si un jour elle décide d’avoir des droits sur cet enfant ; etc, etc. Cette invalidité – dont je comprends la beauté humaine et magique que tu en ressors – est justement le problème !

      NB: Je ne suis ni pour la légalisation ni pour l’abolition de la prostitution, mais pour son encadrement (social, sanitaire, etc.) Mais pour ce qui est des mères porteuses, cela me parait tout simplement impossible ! Mais je me trompe peut-être… le débat commence.

    • Le fait qu’une mère porteuse fasse partie de l’entourage peut en effet changer la donne. Mais il n’est pas uniquement question ici du cas de Monsieur Legendre. Ce ne sont pas tous les couples infertiles qui ont une amie ou une soeur qui accepterait de prêter son utérus pendant 9 mois pour ensuite avoir droit au statut de «matante spéciale ». La mère porteuse n’est pas toujours une «proche » du couple. Et si certaines le font gratuitement, d’autres sont rémunérées, même si c’est, en principe, interdit.

      Mais qu’elles soient payées ou non, la question n’en est pas moins problématique. Si elle l’est, on met un prix sur les risques qu’elle encoure, sur ses émotions, ses sacrifices, sa douleur… Et sur l’enfant. Mais si elle ne l’est pas, il peut aussi y avoir exploitation. Voici une citation de la professeure de droit Louise Langevin qui s’exprime à ce sujet (tirée d’un article paru en 2011, dans La Presse) :

      «La pratique des mères porteuses conduit à l’exploitation, car elle ramène les femmes à leur rôle traditionnel de reproduction et les expose à toutes sortes de pressions sociales».

      Elle ajoute qu’il faut : «reconnaître la juste valeur du travail accompli et les risques pour la santé. Si non, on reproduit l’idée que les femmes travaillent gratuitement. On maintient les stéréotypes. Elles produisent une oeuvre d’art unique et devraient être payées en conséquence!»

      Et pour ce qui est de l’invalidité juridique du contrat, ça va dans les deux sens : la mère n’a pas l’obligation de donner l’enfant, certes, mais les parents adoptifs ne sont pas obligés de le prendre non plus. On peut imaginer ici les cas où l’enfant présenterait un handicap ou encore, si les parents considèrent que la mère ne prend pas assez soin d’elle durant sa grossesse, car c’est de «leur » enfant dont il est question. L’absence de contrat ne met pas la mère porteuse à l’abri du contrôle que le couple peut exercer sur elle.

      À mon avis, l’enjeu fondamental n’est pas tant lié la rémunération ou à la judiciarisation, même si ce sont des éléments importants. Ce qui est primordial ici, c’est qu’un couple utilise le corps d’une femme. D’une manière ou d’une autre, il peut y avoir contrôle et exploitation car il y a, au départ, conflit d’intérêt entre celui du couple et celui de la mère porteuse.

      Pour reprendre ton argument principal, si, au départ, il y a de l’amour entre les parties impliquées, ça peut peut-être réduire les possibilités de conflit, puisque les intérêts des deux parties se rejoignent. C’est possible. Néanmoins, l’absence de règles ou de rémunération n’est pas une panacée et les questions éthiques demeurent entières. Les risques aussi. Je comprends tes arguments, mais je ne trouve pas ça si simple.

  3. Je ne crois pas être d’accord avec toi, ni mesdames Langevin et Camirand.

    Évidemment, il reste des questions d’éthique importantes, même à l’extérieur d’un cadre juridique ou d’un cadre capitaliste. Mais ça devient des questions éthiques individuelles, que chacun devrait avoir le droit de résoudre en fonction de ses propres valeurs, désirs, et peurs.

    Ce que je veux dire par là, c’est qu’en effet, tous les enjeux dont tu parles demeurent. Mais à partir du moment où c’est un choix volontaire, et non pas une obligation monétaire, il me semble que ce n’est plus à la société à décider de la validité du choix de l’individu. Il y a des milliers d’autres domaines de la vie ou mes choix m’exposent à des risques et à des conflits éthiques, mais on accepte que je fasse ce choix moi-même, et que j’encoure les conséquences de ce choix.

    À partir du moment ou moi, je décide que je suis prêt à encourir un risque, il y a selon moi très peu de cas où la société devrait avoir le droit de m’interdire de le faire. Pourquoi la société substituerait-elle son jugement moral, ses valeurs éthiques, son évaluation des risques et des bénéfices aux miennes?

    Évidemment, cela est vrai dans la mesure où je suis véritablement libre de mes choix, ce qui n’est pas nécessairement le cas dans le cadre d’un rapport capitaliste où la pauvreté peut pousser une femme à la chosification dont tu parles. C’est pour ces raisons que je trouve très problématique la commercialisation de la fonction de mère porteuse, et c’est j’imagine pour cette même raison qu’elle est en principe interdite au Québec.

    Qu’est-ce que tu en penses? Est-ce que je me trompe en disant qu’il s’agirait de substituer les valeurs et le jugement de la société à celle des individus concernés, dans le cadre d’une décision qui n’affecte pour l’essentiel que ces individus?

    • 1.  » l’extérieur d’un cadre juridique ou d’un cadre capitaliste »: malheureusement, c’est la réalité et elle n’est pas prête de changer…
      2. « il me semble que ce n’est plus à la société à décider de la validité du choix de l’individu »: dans ce cas là, l’ensemble des frais inhérents à la création de l’enfant et autres frais n’ont pas à être remboursés ? Tu n’en parles pas de cela…
      3. « Il y a des milliers d’autres domaines de la vie ou mes choix m’exposent à des risques et à des conflits éthiques, mais on accepte que je fasse ce choix moi-même, et que j’encoure les conséquences de ce choix. »: Le problème, c’est qu’ici, il y a deux autres personnes concernées par TES choix, d’abord l’enfant (encore que là, tu peux assumer une certaine responsabilité) et surtout la mère porteuse.
      4. « Pourquoi la société substituerait-elle son jugement moral, ses valeurs éthiques, son évaluation des risques et des bénéfices aux miennes? »: Est-ce nécessaire de répondre ? Je suis convaincu que toi, personnellement, tu as de bonnnes intentions… ce n’est pas le cas de tout le monde…

  4. Dans le fond, la question qui divise les gens au sujet de la maternité de substitution, c’est celle des libertés et des choix individuels.

    Je crois que la prostitution (ou le travail du sexe, selon la position que tu adoptes) polarise les féministes pour les mêmes raisons. Peut-on parler d’exploitation et de chosification lorsqu’il s’agit d’un choix personnel? Si personne ne nous a contraint-e à faire ce choix?

    «Substituer les valeurs et le jugement de la société à celles des individus concernés » dans le cadre d’une décision qui affecte directement ces derniers fait grincer des dents bien des gens et je crois comprendre pourquoi. C’est que ça revient à douter du libre arbitre de la personne qui fait ces choix.

    Pour ma part, je suis mitigée sur la question du libre arbitre. Je vais reprendre l’exemple de la prostitution, puisqu’on sait peu de choses sur les mères porteuses (même si les deux situations sont différentes). La majorité des femmes prostituées ont été victimes d’agressions sexuelles dans leur jeunesse et sont très souvent issues de milieux difficiles. Font-elles un choix libre et éclairé? Je n’en suis pas sûre.

    Néanmoins, on pourrait considérer que tous ces gens sont majeurs et vaccinés et qu’à partir de ce moment-là, la société n’a pas à intervenir. Ça se défend, évidemment. Ça dépend quel rang occupent les libertés individuelles sur l’échelle de nos valeurs personnelles. Peut-être que sur cette échelle, je place ces libertés moins haut que toi. Peut-être que je ne crois pas en l’idée que nous sommes totalement libres dans nos choix.

    • « Peut-on parler d’exploitation et de chosification lorsqu’il s’agit d’un choix personnel? Si personne ne nous a contraint-e à faire ce choix? »: Contraint ou non la ou le prostitué « objectivise » son corps et le place dans une relation d’échange commercial. Un corps pour de l’argent.
      On peut utiliser son corps pour bien des choses (faire du sport, travailler,etc.), mais c’est toujours le produit de ce corps qui est payé, pas le corps lui-même, encore moins, l’intérieur de ce corps (détail important).
      Il n’y a aucune ambiguité à avoir là-dessus… à mon humble avis. Et je ne porte aucun jugement de valeur là-dessus, chacun fait ce qu’il veut, du moins, ce qu’il peut…

      Le capitalisme et les libertés individuelles vont de pairs…indissociables (le capitalisme – encore faut-il distinguer le capitalisme du néocapitalisme sauvage – est le produit de ces droits)… c’est pour cela certainement, chère Feminada, que cela te pose problème ou du moins, que tu places les libertés individuelles « un peu moins hautes » que d’autres, amoureux du système capitaliste.

      Ce qui m’étonne un peu plus c’est de voir un Jean-Michel assez critique du capitalisme et de son système mais qui fait l’apologie des libertés individuelles, du libre choix, etc. (ce qui n’est pas un mal en soi, au contraire même),à moins bien sûr qu’il ne soit anarchiste !

      Le mot absent de ce débat ici reste le mot: responsabilité. Et qu’on le veuille ou non, l’enfant qui nait, nait avec des droits, les parents ne sont donc pas seuls responsables de l’enfant… et là où tout ceci devient un peu fou, c’est que cet enfant, par exemple aura le droit de réclamer les informations relatives à sa naissance et même s’attaquer à l’état si ce dernier ne lui soumet pas ou ne peut pas le lui soumettre en invoquant les mêmes raisons que ces parents: c’est son droit !

  5. Je suis totalement d’accord avec toi, ça revient beaucoup au rang qu’occupent les libertés individuelles sur l’échelle de nos valeurs personnelles, et comme tu peux t’en douter, elles occupent un rang très élevé sur la mienne!

    Mais comme tu dis, la question du choix libre et éclairé est fondamentale. C’est pour ça que je trouve que la question de l’inscription ou non de ces enjeux dans le modèle capitaliste est cruciale pour juger des enjeux éthiques. Les riches sont toujours plus libres dans leurs choix que les pauvres, par la force des choses.

    Et s’il est vrai qu’on exploite toujours le corps ou l’esprit du pauvre lorsqu’il se retrouve obligé de faire un travail aliénant pour survivre, dans le cas de la travailleuse du sexe ou de la mère porteuse, on exploite son corps dans ce qu’il a de plus intime. Je n’ai pas d’opinion claire sur le sujet (à part qu’on a le devoir de faire de notre mieux pour que les pauvres soient moins exploités en général), mais c’est très troublant éthiquement.

    Par contre, à l’extérieur d’un contexte capitaliste d’exploitation, je crois sincèrement que les questions éthiques se posent autrement. Je trouve que cette distinction est fondamentale, beaucoup plus que ce que laissent entendre Mme Camirand ou Mme Langevin, qui la considèrent comme un détail. Après tout, en quoi ce choix serait-il moins libre et éclairé que n’importe lequel autre choix qu’on fait, s’il n’y a pas rémunération? Je ne vois pas, personnellement. Et en l’absence de contrat, chacun garde son libre-arbitre à tout moment. Ça me semble très respectueux de l’éthique. Même si les risques sont réels et importants, ils sont encourus volontairement et consciemment, sans obligation extérieure.

    • « Même si les risques sont réels et importants, ils sont encourus volontairement et consciemment, sans obligation extérieure. »: Il faudrait que tu précises parce que tu entends par « sans obligation extérieure ». Les conditions sociales, les pressions sociales, familiales, religieuses, un handicap quelconque, etc. ne constituent-ils pas une certaine forme d' »obligation extérieure », ne serait-ce que pour survivre? Dirais-tu que la majorité des prostituées (d’ici ou d’ailleurs) le font par pur hédonisme ou par plaisir ? Que c’est un moyen comme un autre de gagner sa vie ? Les usines à mères porteuses en Inde et ailleurs (souvent illégales) sont-elles pleines de personnes libres, conscientes de leur choix, voire contentes de leur choix ou le font-elles justement à cause d’obligations extérieures (faire vivre sa famille, payer se études, etc.)?
      Il ne s’agit pas de faire d’execptions (tels que Joel Legendre) une généralité et baser toute sa réflexion sur ces exceptions. Non ?

      NB: Merci Jean-Michel de m’aider à écrire mon prochain article, tes commentaires m’aident beaucoup 😉

      • Je ne répondrai pas à tous tes commentaires dans le détail, mais personnellement je parle uniquement du cas du Québec, qui a choisi de placer le rapport de mère porteuse en dehors des cadres capitalistes et juridiques. Ça m’apparaît fondamental pour considérer la chose, donc pour moi le cas de Joël Legendre est le cas type de ce que le système québécois veut permettre, pas l’exception.

        Ensuite, oui, je suis pour la liberté individuelle, mais je considère que cette liberté ne peut s’exercer véritablement alors qu’on est contraint par toutes sortes de conditions délétères, que ce soit la pauvreté, les préjugés extérieurs ou intérieurs, etc. D’où pour moi la nécessité du féminisme, du partage des richesses, et ainsi de suite. Pour moi il n’y a là aucune contradiction.

  6. Jean-Michel, à mon humble avis, tu poses une situation rêvée (le cas de Joel Legendre) sur un cadre réaliste qui lui ne pousse pas aux rêves… Au Québec, le néocapitalisme est une réalité, c’est toute la société qui fonctionne sur ce système (on ne place pas telle ou telle chose en dehors de ce cadre – parce qu’on ne l’aime pas ou parce que cette réalité nous ne arrange pas – et encore moins les comportements individualistes, capitalistes, les relations interindividuelles qui sont, que tu le veuilles ou non, imprégnées de ces valeurs capitalistes…), la pauvreté existe au Québec et la mauvaise répartition des richesses, la distance entre riches et pauvres ne cesse de s’accroître de jour en jour… Ça, c’est la réalité dans laquelle tu te dois de plonger cette problématique… au lien d’en faire fi. Tu ne peux penser les relations humaines (particulièrement les relations mères porteuses-enfants-parents) aujourd’hui au Québec sans tenir compte de cela…
    Le Québec n’a jamais choisi de « placer le rapport de mère porteuse en dehors des cadres capitalistes et juridiques »… parce que cela ne se peut tout simplement pas.
    J’ai tenté de t’expliquer que tu ne peux placer une naissance (avec toutes les responsabilités que cela implique – parents – état – mère porteuse – et les droits et devoirs que cela entraine pour chacune de ces entités) hors du cadre juridique… cela reviendrait tout simplement à nier ou a retirer les droits (droit de savoir les circonstances de sa naissance, droits de filiation, d’héritage) à l’enfant ou encore à la mère porteuse (le droit de garder « son » enfant, etc.). Toutes nos vies – et toutes nos LIBERTÉS INDIVIDUELLES – dépendent des ces droits, de notre naissance jusqu’à notre mort ! Personne ne sort du cadre juridique (d’où l’intérêt d’améliorer sans cesse ce cadre et de l’adapter à de nouvelles réalités), à moins de sortir complètement du cadre sociétal… (ce qui n’existe plus sur cette planète!).
    Sans cadre juridique, tu fais quoi si la mère porteuse décide de garder l’enfant (composé de ton sperme et de l’ovule de ta femme) qui portent tous tes gênes ? Crois-tu sincèrement que les parents vont se contenter de se dire simplement, comme tu le fais : ah ben tant pis, meilleure chance la prochaine fois ? Que va-t-il se passer lorsque tu vas payer pour tous les frais et que la mère porteuse sera incapable de te rembourser ? C’est parce que ces problèmes existent que la justice doit départager les responsabilités des uns et des autres… c’est la réalité !
    Bref, je ne sais pas vraiment si c’est contradictoire ce que tu dis, mais une chose demeure certaine pour moi: ton raisonnement n’est pas logique et encore moins réaliste.
    Merci encore d’affiner toujours plus ma réflexion 😉

  7. Peu importe ce que tu dis, c’est ce que que le cadre québécois prévoit, d’après ma compréhension. Il y a une femme enceinte qui va avoir un enfant et qui voudra ou non le donner en adoption. Si elle décide de le garder, il est à elle, comme pour n’importe quelle mère, peu importe l’origine de sa conception. Si elle décide de le donner en adoption, elle est libre de le faire, comme n’importe quelle mère. Pas de rémunération, pas de contrats, pas de protection légale, uniquement du gré à gré. Donc tout ce que tu dis n’est appuyé d’aucune manière par les lois québécoises. Tu es libre de croire ce que tu veux, je ne sais pas quoi te dire de plus.

    • OK, j’ai relu ce que tu as écrit en me disant que quelqu’un aussi intelligent que toi ne pouvait pas écrire cela ! 😉 Mais non, j’ai bien lu: « pas de contrats, pas de protection légale » ! Pourtant, je me dis que tu ne peux pas ignorer la complexité des lois relatives, par exemple, à la garde de l’enfant en cas de problèmes. Certains avocats sont spécialisés uniquement dans cela. Au Québec, tu sais qu’une adoption nécessite un contrat quand même ? Que le père (non marié) doit reconnaître son enfant, que les parents doivent remplir l’acte de naissance de l’enfant… Tout cela afin de garantir les droits de chacune des parties impliquées dans la conception de l’enfant, incluant l’enfant. Et selon toi, un enfant sortant du ventre d’une mère porteuse n’aurait pas besoin de cela ? Attends, je vais relire une 3ème fois ahahha ! 😉
      Le terme « adoption » que tu emploies n’est utilisé que les cas d’assistance médicale à la procréation (PMA), les ovules et les spermatozoides étant donnés sont considérés comme « adoptés » par la mère. Ici demeure encore le problème de l’anonymat des donneurs versus les droits de l’enfant de connaître les éléments de sa fabrication (plusieurs pays dont l’Angleterre ont retiré ce droits aux donneurs et aux parents pour favoriser l’intérêt de l’enfant – en fait, le droit Québécois favorise aussi l’intérêt de l’enfant par rapport à celui des parents… il y a donc là une contradiction que le Québec et la Canada tentent de résoudre juridiquement…) Alors, imagine le cas des mères porteuses ! Il existe un vide intersidéral en la matière au Québec… Que se passe-t-il si la mère porteuse réclame un droit de visite aux parents et que ces derniers refusent ? Le droit québécois autorise quiconque a un lien significatif et positif avec l’enfant d’avoir recours à ce droit de visite.
      S’il y a débat Jean-Michel, c’est qu’il y a problème… Moralement ET juridiquement… (l’un allant rarement sans l’autre d’ailleurs). Ainsi réfléchir à tout cela, comme l’explique si bien,Julie Cousineau (de la Faculté de droit, Université McGill), nous permettra de mieux « comprendre l‘articulation des positions canadienne et québécoise et potentiellement d‘affirmer que, lorsqu‘un regard relationnel est requis, l‘application de notre cadre théorique offre la possibilité de souligner certaines faiblesses des fondements législatifs sur lesquels s‘appuie la loi ». « L‘objectif est alors de prendre connaissance de la pensée et de l‘opinion qui se dégagent au sein de la population afin d‘orienter le législateur. » http://digitool.library.mcgill.ca/webclient/StreamGate?folder_id=0&dvs=1399233108065~275
      Le débat sur les mères porteuses est un enjeu sociétal et il concerne tout le monde (pas uniquement le hétéros ou les femmes, mais les gays et les hommes aussi. Mais tu ne peux partir le débat sur une refus de fournir un cadre légal ou d’apporter une réponse juridique à cette problématique… Même si on est à ce point libertarien comme toi Jean-Michel. 😉

      • Pensée pour moi-même: Je comprends qu’on défende les libertés individuelles (qui découlent du droit), je suis le premier à dire que les dictatures sont faites de petites lois… Mais, il s’agit ici d’une nouvelle réalité, avec des dérives possibles (et déjà existantes), je pense alors qu’il n’est pas négligeable de créer un cadre juridique pour cette nouvelle réalité. Avec les avancées de la science, d’autres réalités vont advenir sur lesquelles nous devrons nous prononcer, individuellement et collectivement. je crois que j’aurais moins de problèmes éthiques avec les clones qu’avec les mères porteuses 😉 À voir…

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