De la viande et des hommes

…Ou les stéréotypes sexistes jusque dans l’assiette

3692_Parr_Toronto_145782_med

Photo : Martin Parr

«Quand je cuisine pour des femmes, je fais toujours du poisson, paré de légumes, mais jamais de la même façon. La mer est savoureuse, tendrement féminine et évoque les confidences. Avec mes amis mâles, c’est du steak que je partage. La viande rouge se prête aux viriles amitiés et nourrit les franches discussions.» (Philippe-Antoine Lupien)

L’équipe de Ricardo Larrivée, un cuisinier très médiatisé au Québec, fait présentement campagne pour donner aux hommes l’envie de cuisiner. Sur son site, sont maintenant répertoriés 50 «faits» sur les gars et la bouffe. C’est là que j’ai découvert qu’il y avait des choses à ne pas dire à un homme quand il cuisine : «Hache la ciboulette, je m’occupe des steaks» et «Qu’est-ce que tu dirais qu’on devienne végétariens?» en feraient notamment partie. On propose également des «recettes de gars», des «restos où sortir avec son homme» ainsi que des témoignages poignants comme celui cité ci-haut. Si je comprends bien la logique de Ricardo, amener les hommes aux fourneaux serait une entreprise délicate, mais envisageable, à condition que leur virilité ne soit pas pas mise à l’épreuve. Voilà sans doute pourquoi, dans cette campagne, on ne fait pas l’économie de stéréotypes sexistes, dont celui selon lequel certains aliments seraient féminins et d’autres, masculins, comme la viande, principalement.

J’aime beaucoup, je l’avoue, les émissions de cuisine. J’ai cru remarquer que chez plusieurs étoiles culinaires parmi les plus en vue, la viande tient encore le haut du pavé. Je n’ai rien contre les carnivores, mais ce qui m’agace, c’est quand ce penchant devient statement, source de fierté, élément clé de l’identité. Que deviendrait, en effet, Martin Picard du restaurant Au pied de cochon sans la viande? Dans la série Martin sur la route, on pouvait d’ailleurs le voir traquer lui-même sa proie en milieu naturel. Je pense aussi à Gordon Ramsay qui, dans l’émission britannique The F Word, apparaissait triomphant devant le public du studio, une bête fraîchement abattue sur les épaules. Et que dire de ces jeunes chefs hipsters, qu’on voit dans des téléréalités comme Top Chef, qui se font tatouer de coupes de viande et qui ne jurent que par le bacon?

saucisse main

Photo : Martin Parr

Peut-être que cet amour de la viande crié haut et fort constitue une forme de résistance face aux mouvements végétarien et végane qui gagnent en popularité. Car, bien que ces tendances soient mieux adaptées aux réalités du 21ème siècle, tant d’un point de vue écologique qu’humanitaire, elle peuvent sembler contraires à un certain hédonisme qui est, lui aussi très actuel. De plus, elles rompent avec une tradition qu’on pourrait vouloir conserver. Mais le culte de la viande est aussi le culte du pouvoir : celui de se trouver au sommet de la chaîne alimentaire et celui associé à la masculinité.

Dans The Sexual Politics of Meat, Carol Adams souligne que la consommation de viande est un indicateur de virilité dans les sociétés patriarcales à travers les époques et les cultures. En situation de famine, ce sont souvent les femmes qui sont privées de viande. En Éthiopie, par exemple, les femmes et les filles préparent deux repas : un premier pour les hommes et un second pour les femmes, souvent exempt de viande. Dans les Îles Salomon, les femmes ont rarement le droit de manger du porc. En Indonésie, la viande est considérée comme la propriété des hommes. En Afrique équatoriale, l’interdiction pour les femmes de manger du poulet est chose commune. En Angleterre, une étude réalisée à partir de livres de recettes révèle que pour le thé de la la fête des mères, le menu proposé ne comporte habituellement pas de viande, tandis qu’à la fête des pères, c’est le London broil, un plat à base de bœuf, qui est à l’honneur. Au 19ème siècle, dans les familles anglaises de classe ouvrière, la viande était une denrée de luxe, généralement réservée aux hommes.

saucisse bouche

Photo : Martin Parr

Si la consommation de la viande est traditionnellement associée aux hommes, à l’inverse, le végétarisme et le véganisme sont assimilés à la féminité. Et quand vient le temps d’intéresser les hommes à des pratiques perçues comme féminines telles que manger du tofu et cuisiner, il semble qu’il soit nécessaire de valoriser au passage leur masculinité. Selon la sociologue américaine Corey Wrenn, pour atteindre un public masculin et rendre un concept très féminisé acceptable pour une société patriarcale où le féminin est souvent méprisé, il importe de s’appuyer sur une question de «masculinité authentique». L’équipe de Ricardo l’a compris. PETA, un organisme qui milite pour les droits des animaux l’a compris aussi.

Dans la publicité «Boyfriend went vegan» (Mon petit ami est devenu végane) dont j’ai parlé ici, PETA fait un amalgame douteux entre la puissance (voire, la violence) sexuelle et le véganisme. Suite à une nuit «torride», une jeune femme peine à marcher et porte un collet cervical. Malgré son état, elle se traîne péniblement hors de l’appartement pour aller chercher des légumes à son copain, en guise d’encouragement. Outre cette pub de mauvais goût, l’organisation utilise depuis des années le corps des femmes pour vendre sa cause. On leur doit aussi les «Lettuce ladies» (Femmes-laitues) qui, vêtues d’un bikini de feuilles vertes, tendent des hot dogs sans viande à la foule lors d’événements promotionnels. Sur la page «Veggie love casting sessions», on voit des vidéoclips de femmes simulant des actes sexuels avec des légumes pendant que des hommes, derrière la caméra, leur donnent des instructions.

PETA Lettuce Ladies On Capitol Hill

Photo : Pete Marovich

On l’aura compris, ces campagnes ciblent particulièrement les hommes hétérosexuels. PETA leur fait miroiter qu’à la virilité traditionnelle associée à la viande, pourrait se substituer une nouvelle virilité : celle des légumes, qui transforme ses consommateurs en bêtes de sexe, leur donnant ainsi accès à un monde peuplé de femmes en bikini n’ayant d’autres envies que de satisfaire leurs désirs sexuels. Et avec l’image de l’homme-consommateur et de la femme-consommée (puisqu’associée à la nourriture), nous touchons au coeur de la question. La masculinité, dans ce cas, repose sur l’objectification et la sujétion de la femme.

Le sociologue français Pierre Bourdieu s’est intéressé à la question de la masculinité. Dans La domination masculine, Il a écrit :

«La masculinité et la féminité sont indissociables ; être homme signifierait avant tout refuser tout attribut considéré comme “naturellement féminin”.»

«La virilité, on le voit, est une notion éminemment relationnelle, construite devant et pour les autres hommes, contre la féminité, dans une sorte de peur du féminin et d’abord en soi-même.»

Il est intéressant, à cet effet, de remarquer que pour protéger la virilité, on impose au véganisme une division genrée, créant ainsi deux catégories distinctes : le véganisme féminin et le véganisme masculin. Corey Wrenn illustre ce phénomène en mentionnant quelques titres de livres de recettes véganes. Parmi ceux qui s’adressent aux femmes, il y a Skinny bitch, Become a sexy vegan bitch ou encore Eat yourself sexy. Du côté des hommes, on trouve Skinny bastard, Real men eat tofu et Eating veggies like a man. On doit au Boston Globe le néologisme heganism, («he» comme dans «lui») pour parler de ces hommes qui abandonnent les produits issus des animaux. Comme si le terme «véganisme» ne pouvait englober les deux sexes, puisque perçu comme trop féminin.

Les campagnes incitant les hommes à devenir véganes et celle de Ricardo pour amener ceux-ci dans la cuisine utilisent la même tactique : celle de prendre ce qui est considéré comme féminin et de le faire «autre». Comme la cuisine et le végétarisme ou le véganisme sont considérés comme le terrain des femmes, les concepteurs de ces campagnes ont cru bon d’en évacuer le féminin afin que les hommes aient le courage de s’y aventurer. Évidemment, Ricardo, les auteur-e-s de livres de recettes véganes et même PETA ne sont pas là pour changer le monde, mais bien pour vendre un produit, une idée. Par contre, leurs stratégies de marketing témoignent de la présence de stéréotypes de genre jusque dans l’assiette. Ce branding «pour hommes seulement» parle également d’un certain rejet, voire, d’une peur, comme dirait Bourdieu, du féminin.

L’animal est une femme comme les autres

imageSur la page Facebook d’un événement “pro-vegan” à Montréal, on voit des photos prises sous tous les angles d’une femme étendue sur une assiette, dévêtue et arrosée de sauce bbq. Ça s’est passé en juillet dernier, sur la rue Ste-Catherine. L’événement a été couvert par les médias et amplement photographié par les passants. Je n’ai pu m’empêcher de lire une discussion entre internautes provéganisés : Madame B. dit que c’est une excellente idée, mais qu’il serait bien, la prochaine fois, d’utiliser un modèle qui ne correspond pas aux standards de beauté. Madame L. lui répond que ça prend beaucoup de courage pour s’exposer de la sorte. Madame J., de son côté, affirme sans aucune ironie que c’est à ça que le corps humain est censé ressembler, si on ne consomme pas de produits animaux, bien entendu. Heureusement qu’il y a “Cétacé le niaisage” pour remettre les pendules à l’heure : être “vegan” ne garantit pas un corps parfait.

Cette action a été organisée par l’association internationale PETA (People for the Ethical Treatment of Animals). Depuis plusieurs années, l’organisme utilise le corps des femmes pour attirer l’attention sur la cruauté envers les animaux et les bienfaits du végétalisme. On voit, dans les publicités de PETA, des femmes ultrasexy (souvent des stars de cinéma, de la pop ou de la porno) posant nues avec des animaux ou encore attachées, quand elles ne sont pas en train de danser avec un pis de vache à la place des seins. PETA a aussi recours à la nudité féminine dans la quasi totalité de ses événements publics. Les femmes sont parfois en cage, emballées dans du plastique ou baignant dans du faux sang. Les campagnes de PETA sont problématiques pour diverses raisons. Dans cet article, je m’intéresserai plus particulièrement à l’amalgame que fait l’organisme entre les femmes (on voit rarement un homme jouer ce rôle) et les animaux morts ou vivants.

image

Vous aurez sans doute deviné que la photo que j’ai choisie comme en-tête à ce texte n’est pas une publicité de PETA. C’est une annonce de parfum des années 90. Son côté kitsch me plaisait, ainsi que les couleurs. Cette image semble inoffensive, du moins, elle est moins crue que celle des “parties” de Pamela Anderson ci-contre. Pourtant, toutes deux déshumanisent leurs sujets en les “métamorphosant” en animaux.

La déshumanisation des femmes dans les médias est un problème amplement reconnu. Selon le Gender Ads Project, «les femmes ne sont pas seulement utilisées comme éléments décoratifs dans la publicité (Wiles 1991), mais trop souvent, elles sont dépeintes comme des objets moins qu’humains humiliés et violentés.» La professeure en psychologie sociale Laurie A. Rudman distingue deux types de déshumanisation : l’objectification et l’animalisation. Elle établit un lien direct entre la déshumanisation des femmes et les agressions sexuelles commises à leur endroit par des hommes. Elle a réalisé une étude empirique démontrant que les hommes qui associent facilement les femmes à des objets ou des animaux sont davantage susceptibles d’agresser sexuellement ou d’avoir une attitude négative envers les victimes d’agressions sexuelles.

L’anthropologie nous a démontré que plusieurs peuples font peu de distinction entre les humains et la nature. Dans la culture occidentale, par contre, l’être humain se dissocie de la nature et des animaux pour mieux les utiliser à son bénéfice. De plus, les groupes considérés comme “autres” ont été déshumanisés et associés au règne animal, pour justifier qu’on les traite différemment : on n’a qu’à penser aux “spécimens” représentant les peuples colonisés dans les expositions coloniales (ces zoos humains), aux Juifs ou aux esclaves Noirs. La femme n’y échappe pas. Ruby Hamad rappelle qu’«historiquement, les femmes ont été assimilées aux animaux, pour mieux les marginaliser. Les hommes étaient considérés comme des êtres d’intellect et de raison tandis que les femmes étaient placées au niveau des animaux et de la nature.» Platon a affirmé que « Ce sont les mâles seulement qui sont créés directement par les dieux et à qui l’âme est donnée.» (Timée 90e)

L’animalisation des femmes est encore chose courante à notre époque. Jules Renard a dit : «La femme est un bel animal sans fourrure dont la peau est très recherchée». On a vu Joséphine Baker poser en compagnie de félins ou livrer des performances avec des plumes au derrière. Grace Jones a été photographiée avec l’inscription “do not feed the animal” inscrite sur la cage dont elle est prisonnière. Les bunnies de Playboy portant des oreilles et une queue de lapin sont aussi un bel exemple d’animalisation de la femme. Robin Thicke, dans sa chanson Blurred lines disait : «Ok now he was close, tried to domesticate you, but you’re an animal, baby its in your nature…»

Dans The sexual politics of meat, Carol Adams analyse les publicités qui dépeignent les femmes comme de la nourriture. Elle nous met en garde par rapport au fait que «les images de femmes incarnant de la nourriture peuvent promouvoir (ou du moins réfléter) une violence plus générale envers les femmes. Voir une femme “comme un morceau de viande” est une des premières étapes menant à la victimisation et à l’oppression.» Dans le Sexual politics of meat slideshow, on peut voir des images allant des poulets en talons hauts, au cochon féminisé présentant ses fesses, en passant par la dinde en bikini et les images juxtaposées d’une cuisse de poulet et d’une jambe de femme. Je vous propose l’expérience de deux recherches d’images comparées sur Google : cliquez d’abord sur le lien women as meat puis, cliquez sur le lien men as meat. Dans la première recherche, les images de femmes incarnant de la viande sont nombreuses, tandis que dans la deuxième, les images d’hommes incarnant de la viande sont presque inexistantes.

imageCertain-e-s pourraient dire, à la décharge de PETA, que l’association souhaite transférer aux bêtes la sympathie ressentie pour ces femmes représentant des animaux maltraités. Hamad affirme que de telles comparaisons entre les femmes et les animaux déshumanisent les femmes plus qu’elles n’humanisent les animaux. Pour promouvoir les droits des animaux, PETA prend les femmes en otage, un groupe particulièrement sujet à la violence, aux agressions sexuelles, souvent perçu comme étant de moindre valeur et, tout comme la viande, disponible à la consommation.

Lutter contre une exploitation par une autre exploitation est un contresens. Aphrodite Kocięda souligne que «la cruauté envers les animaux n’est pas séparée du patriarcat, du racisme, du sexisme, du classisme, et des autres “ismes”». C’est effectivement pourquoi plusieurs féministes sont devenues végétaliennes ou végétariennes. Nous voyons comment ces oppressions qui semblent isolées sont reliées structurellement entre elles.» En déshumanisant les femmes, PETA renforce la hiérarchie patriarcale plaçant certains hommes privilégiés au dessus des éléments considérés moins humains : les groupes « autres », les femmes, les animaux et la nature. L’association aimerait voir la considération que les humains ont entre eux s’étendre aux animaux et qu’on traite ces derniers comme nos égaux. Pourtant, l’organisme refuse de mettre tous les êtres humains sur un même pied d’égalité et de leur offrir les mêmes égards.